Fonder sur des principes évidents une philosophie nouvelle, pour la substituer à cette philosophie vide et stérile, pleine d'obscurités et d'incertitudes, enseignée dans les écoles: telle a été, depuis le collège de la Flèche, la pensée constante de toute la vie de Descartes. Dans son premier ouvrage de philosophie, le Discours de la Méthode, il a exprimé d'un seul jet, avec une vigueur et une audace qui étonnent, toute sa pensée philosophique. Il y montre avec ce dédain du passé, cette confiance en ses propres forces, qui a été le caractère général des grands révolutionnaires en tout genre, de tous les temps et de tous les lieux. Il y déclare, sans hésiter, que jusqu'à lui rien n'a été fondé en philosophie, que tout demeure à faire, et qu'il se charge à lui seul de cette grande tâche. Comment l'a-t-il accomplie? Quels sont les principes et les caractères les plus importants de cette grande réforme philosophique dont il est l'auteur?Il se renferme d'abord tout entier en lui-même et se replie sur sa pensée. Il interroge sévèrement toutes les opinions qu'il a recueillies, soit dans les livres, soit dans les écoles, soit dans le commerce des hommes, et en toutes il ne voit que doute et incertitude. D'ailleurs, en outre de la légèreté avec laquelle ces opinions ont été avancées et accueillies, n'y a-t-il pas des raisons générales de tenir pour suspectes toutes nos connaissances sans exception? Descartes énumère ces raisons, qui sont celles qu'ont reproduites tous les philosophes sceptiques contre la possibilité de la certitude. Les sens, la mémoire nous trompent ; nous nous trompons en raisonnant, même dans les plus simples matières de géométrie. Les pensées que nous avons pendant la veille, nous les avons aussi pendant le sommeil. Qui nous assure que toutes nos pensées ne sont pas également des songes? Mais certaines vérités, telles que les vérités mathématiques, se tiennent tellement fermes en notre intelligence, que toutes ces raisons de douter réunies ne peuvent les ébranler. Contre leur certitude et leur évidence, Descartes imagina une raison de douter nouvelle et toute-puissante. Ne se pourrait-il pas qu'un Dieu, qu'un être puissant et malin, prît plaisir à nous tromper et à revêtir l'erreur à nos yeux des apparences de la certitude et de l'évidence? Devant cette nouvelle raison de douter, rien ne résiste ; toutes les idées, toutes les vérités, tous les principes succombent également sous un doute universel. Le doute universel, tel est le point de départ de Descartes en philosophie. Mais si le doute universel est son point de départ, il n'est pas son but; il ne s'en sert que comme d'un moyen énergique d'une méthode pour arriver à la vraie certitude. « Tout mon dessein, dit-il dans les premières pages du Discours de la Méthode, ne tendait qu'à m'assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc et l'argile. Bientôt il rencontre ce roc et cette argile qui doivent servir de fondement à toute sa philosophie, dans une vérité de telle nature qu'elle résiste victorieusement à tous les efforts du scepticisme, même à l'hypothèse du Dieu malin, prenant plaisir à nous tromper. Cette vérité est l'existence de sa propre pensée. En effet, par là même que je doute de toutes choses, je pense, et si je pense, je suis. L'être puissant et malin, dont j'ai tout à l'heure supposé l'existence, n'y peut rien ; car, avec toute sa puissance, il ne peut faire, en me trompant, que je n'existe pas par là même qu'il me trompe. Moi qui sais que je puis être trompé, moi qui doute de toutes choses, je ne puis douter que je suis un être qui doute, un être qui pense. Je pense, donc je suis; telle est la forme sous laquelle Descartes annonce cette vérité première qui doit servir de fondement à toutes les autres vérités. Il ne faut pas voir dans cette proposition, comme quelques contemporains et quelques adversaires de Descartes, un enthymème et, en conséquence, une pétition de principes. Descartes n'a pas prétendu déduire son existence d'un fait antérieur: il ne démontre pas, il pose un axiome. Dans la réponse aux secondes objections recueillies par le P. Mersenne, il s'explique sur ce point de manière à ne laisser aucun doute. Lorsque quelqu'un dit : « Je pense, donc je suis, » il ne conclut pas son existence de sa pensée, comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi; il la voit par une simple inspection de l'esprit. » « Donc je suis, mais qui suis-je? » A cette question Descartes répond: Je suis un être qui pense, qui doute, qui connaît, qui affirme, qui peut et ne peut pas, qui souffre et qui jouit. Or, dans tout cela, il n'y a rien qui ne se conçoive parfaitement, indépendamment de la matière et de ses lois, du corps et de ses organes. Je n'ai pas besoin de connaître mon corps et mes organes pour me connaître moi-même; je n'ai pas besoin des sens qui ne peuvent atteindre jusque-là, je n'ai besoin que de la conscience et de la réflexion. De là cette assertion de Descartes, qui étonne les hommes absorbés par la matière et par les sens, et qui cependant est d'une rigoureuse vérité : nous connaissons mieux l'âme que le corps, nous sommes plus assurés de l'existence de l'âme que de l'existence du corps. En effet, l'existence de la pensée, qui suppose évidemment l'existence de l'âme pensante, ne suppose point aussi évidemment l'existence du corps et des organes. Ainsi, dès le début, Descartes fonde sur l'autorité de la conscience I existence de l'âme simple et spirituelle ; il la distingue profondément de tout ce qui appartient au corps, et il détermine en même temps la seule vraie méthode, à savoir la conscience et la réflexion, par laquelle elle puisse être connue et étudiée. Tout ce qui nous est révélé par la réflexion et la conscience appartient à l'esprit; tout ce qui nous est révélé par les sens ou par l'imagination appartient au corps et à la matière. Cette distinction fondamentale est appliquée dans le grand ouvrage des Méditations, avec une profondeur de réflexion vraiment admirable. Pour en apprécier toute l'importance, il faut se reporter par la pensée à l'état où se trouvait encore la science de l'âme à l'époque où parurent les Meditations. La plupart des prédécesseurs ou même des contemporains de Descartes admettaient encore plusieurs espèces d'âmes: l'âme intelligible, l'âme sensitive, l'âme végétative. Bacon lui-même n'a pas aperçu, ou du moins n'a pas rigoureusement déterminé cette distinction de deux ordres de phénomènes. Quant à Hobbes et à Gassendi, les deux plus grands philosophes contemporains de Descartes, ils confondent perpétuellement l'âme avec le corps, et la méthode appropriée à l'étude de l'âme avec la méthode propre à l'étude des phénomènes physiques et physiologiques. A partir de Descartes, cette confusion disparaît ; la vraie méthode psychologique, dont il est le père, s'établit définitivement au sein de la philosophie moderne. Néanmoins déjà, dans la manière dont Descartes conçoit l'âme humaine, se manifeste une tendance qui doit dominer dans sa philosophie et dans son école. Il définit l'âme : une chose qui pense, une chose qui est le sujet de certains phénomènes profondément distincts des phénomènes du corps. Ainsi, ayant méconnu plus ou moins l'activité essentielle de la substance dont la nature tombe directement sous notre observation, et à l'image de laquelle nous concevons nécessairement toutes les autres, il a été conduit à concevoir de la même manière toutes les substances créées, et à séparer l'idée de cause ou de force de l'idée de substance. De là une tendance à ôter à toutes les créatures la force et l'action; de là l'identification de la conservation des êtres avec une création continuée; de là enfin des conséquences fâcheuses pour la liberté et la personnalité humaine qui ont été déjà développées dans l'article sur le cartésianisme. Descartes sort donc du doute universel par l'inébranlable vérité de l'existence de sa propre pensée. Mais il ne suffit pas d'avoir trouvé une première vérité ; il faut, pour passer outre, trouver en elle un caractère a l'aide duquel on puisse découvrir d'autres vérités. Descartes examine donc à quels caractères cette première vérité lui a apparu comme une vérité, à quels titres son esprit l'a reçue sans contestation, et enfin quelles raisons l'ont décidé à y donner un assentiment immédiat et spontané. Il n'en trouve pas d'autres que l'évidence irrésistible dont elle est entourée ; en conséquence, il pose l'évidence comme le signe, le criterium de la vérité. Rien n'est vrai, que ce qui est évident, et tout ce qui est évident est vrai. Voilà la grande règle que l'esprit doit suivre dans la recherche de la vérité. La raison étant seule juge de l'évidence des choses, c'est la raison qui doit décider en dernier ressort de ce qui est la vérité comme de ce qui est l'erreur. Tel est le principe de la certitude que Descartes oppose au principe de l'autorité qui, sous une forme ou sous une autre, n'avait cessé de dominer dans la philosophie du moyen âge, et même encore dans la philosophie de la renaissance. Aux critiques qui invoquent contre lui des autorités, il répond : « Mais vous ne savez donc pas que vous parlez à un esprit qui est tellement dégagé des choses corporelles, qu'il ne sait pas même s'il y a eu jamais aucun homme avant lui, et qui partant ne s'émeut pas beaucoup de leur autorité? » (Édit. Cousin, t. II, p. 261.) Mais, selon Descartes, un doute plane encore sur la légitimité du criterium de l'évidence en tout ce qui ne concerne pas la vérité de notre propre existence, tant que l'existence d'un Dieu souverainement puissant et souverainement bon, qui ne peut vouloir nous tromper, ni permettre qu'on nous trompe, n'aura pas été démontrée. Cette démonstration de l'existence de Dieu est un des points les plus importants et les plus vrais de la métaphysique cartésienne. Descartes la fonde sur l'idée de l'infini et du souverainement parfait qu'éveille en nous le sentiment de notre nature imparfaite et bornée. Nous avons dans notre intelligence l'idée d'une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute-connaissante, toute-puissante ; or nous ne sentons rien en nous capable de produire une pareille idée. Elle ne peut être ni le produit, ni le reflet de notre nature finie et imparfaite, ni de rien qui soit fini ; elle ne peut donc nous venir que d'un être qui possède formellement en lui toutes ces perfections. Cet être infini, éternel, indépendant, tout-connaissant, tout-puissant, ne peut être que Dieu; donc Dieu existe. Telle est, pour Descartes, la vraie preuve, la preuve fondamentale de l'existence de Dieu. Il est vrai qu'il en ajoute deux autres ; mais il ne les considère que comme des auxiliaires de la première; il déclare expressément qu'il les destine aux esprits qui ne seraient pas capables de bien saisir la preuve par l'infini. Dans la seconde preuve, il fonde la vérité de l'existence de Dieu sur le fait même de notre propre existence en même temps que sur l'idée de l'infini. Voici cette seconde preuve. J'existe; or je ne puis tenir l'existence de moi-même, je n'ai pas toujours été tel que je suis, je ne puis tenir l'existence de mes parents ou de quelque autre cause moins parfaite que Dieu, puisque j'ai en moi l'idée de toutes les perfections, l'idée de l'infini. Donc je ne puis tenir l'existence que de l'être infiniment parfait, de Dieu lui-même : donc, de cela seul que j'existe, et de ce que l'idée d'un être souverainement parfait est en moi, il résulte nécessairement que l'être souverainement parfait, Dieu, existe. Enfin, pour achever de mettre au-dessus de tous les doutes cette grande vérité de l'existence de Dieu, Descartes en donne encore une troisième démonstration. Il veut prouver qu'alors même qu'on nierait la légitimité de ces deux premières démonstrations, il faudrait tenir la vérité de l'existence de Dieu comme ayant une valeur égale à celle de toutes les vérités mathématiques et géométriques. Tout ce que je connais clairement, dit-il, appartenir à une idée de mon esprit, lui appartient en effet. Ainsi cette propriété de l'égalité des trois angles d'un triangle à deux droits, que je reconnais clairement appartenir à l'idée de triangle, lui appartient en effet. Or j'ai en moi l'idée de Dieu; toutes les propriétés que je reconnaîtrai clairement lui appartenir ne seront donc pas moins vraies de Dieu que l'égalité des trois angles d'un triangle à deux droits n'est vraie de ce triangle. Mais, dans les perfections que je conçois clairement appartenir à Dieu, l'existence se trouve comprise. Donc je puis dire au même titre que Dieu existe, et que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits. Il n'y a pas moins de certitude dans la seconde proposition que dans la première. Telles sont les trois démonstrations que Descartes a données de l'existence de Dieu. Ces trois démonstrations ne diffèrent que par la forme; au fond, elles sont identiques ; car toutes trois également vont de l'idée de l'infini qui est en nous, à l'existence de l'Être infini. La première forme de la démonstration est la meilleure; dans la seconde il y a une addition superflue du fait de notre propre existence, lequel ne donne rien de plus que l'idée de l'infini ; la troisième affecte un tour syllogistique qui peut faire illusion et donner une fausse idée de la preuve de l'existence de Dieu par l'idée de l'infini. En effet, la force de cette preuve ne dépend pas d'un raisonnement. Elle consiste à montrer que l'idée de l'infini n'est autre chose que l'intuition immédiate de l'Être infini par notre intelligence. Dans cette proposition : « J'ai l'idée de l'infini, donc l'Être infini existe, » il n'y a pas plus de syllogisme que dans le «je pense, donc je suis. » Pour me servir des expressions déjà citées de Descartes, c'est une chose connue de soi, une simple inspection de l'esprit. Descartes n'a guère cherché, en fait de théologie naturelle, a aller au delà de la preuve de l'existence de Dieu. Cependant il a ainsi posé le principe d'où doivent se déduire les attributs de Dieu ; tout ce qui est conforme à l'idée de la souveraine perfection doit se retrouver en Dieu, et tout ce qui témoigne de quelque imperfection ne peut s'y trouver; voilà la règle qu'il suit dans la détermination des attributs divins. Les deux points qu'il importe le plus de remarquer ici, sont la manière dont il entend l'attribut de la liberté et l'identification de l'attribut de conservateur avec l'attribut de créateur. A l'exemple des Jésuites, qui avaient été ses maîtres au collège de la Flèche, Descartes attribue à Dieu une liberté d'indifférence. Dieu, selon Descartes, peut indifféremment agir en tel sens ou en tel autre; Dieu n'est soumis à aucune loi, pas même à la loi du bien. Il a pu faire le contraire de ce qu'il a fait; il peut revenir sur ses décrets; il peut les changer, les révoquer, comme un souverain en son royaume. Il a créé le monde parce qu'il lui a plu de le créer et il l'anéantira quand il lui plaira de l'anéantir. II ne conserve les êtres qu'en continuant de les créer. Aucun être, à aucun instant, ne possède en lui la raison de son existence. Tout ce qui existe ne continue à exister que par la continuation de l'action même qui l'a tiré du néant. Si cette action venait à cesser, à l'instant même il y serait replongé. Au regard de Dieu, suivant l'expression de Descartes, conserver, c'est créer derechef. Aucun être créé ne peut ni durer, ni se mouvoir, ni agir un seul instant, en aucune façon, de lui-même et par lui-même. Toutes les substances créées sont passives ; elles n'existent, elles n'agissent que par l'action continue de la seule cause efficiente et réelle, à savoir la cause suprême, Dieu lui-même ; le rapport des substances finies avec la substance infinie ne peut être qu'un rapport de création continuée. Dans cette interprétation de l'attribut de conservateur apparaît encore la tendance déjà signalée à dépouiller les substances créées de toute indépendance, de toute activité, de toute causalité, au profit de la substance infinie, seule cause efficiente. C'est par là que Descartes a préparé les voies à Spinoza et à Malebranche. Par la démonstration de l'existence et des attributs d'un Dieu souverainement parfait, tous les doutes qui pouvaient planer encore sur la légitimité du criterium de l'évidence étant dissipés, Descartes en fait l'application à l'homme et au monde. Il s'enfonce d'abord au sein de la conscience où il distingue trois grandes classes de faits : les jugements, les volontés et les affections. Il subdivise à leur tour les jugements ou les idées en trois classes : les idées innées, les idées qui nous viennent du dehors, les idées qui sont notre propre ouvrage. La question des idées innées est une de celles qui ont soulevé les plus vives discussions. Descartes, par idées innées, n'entend pas, comme Hobbes et Locke l'en ont accusé, des idées constamment présentes à l'esprit, à dater du premier moment de son existence, mais des idées qui existent en germe dans toutes les intelligences, et qui s'y développent nécessairement en certaines circonstances. Ainsi il a reconnu que le sentiment de notre imperfection éveillait nécessairement en notre intelligence l'idée de la perfection souveraine. Ces idées étant naturelles, Dieu seul, qui nous a créés, les a mises en nous; s'il lui plaisait, il pourrait les ôter, les changer, les détourner; car il est tout-puissant, et nulle loi ne saurait limiter sa toute-puissance, puisqu'il fait toutes les lois. Dire que les vérités métaphysiques établies par Dieu en sont indépendantes, c'est parler de Dieu comme d'un Jupiter ou d'un Saturne, c'est l'assujettir aux destins. Dieu a établi ces lois en la nature ainsi qu'un roi en son royaume, et comme un roi il peut les changer, suivant les propres expressions de Descartes. Il comprend dans la volonté le pouvoir de se déterminer, avec le pouvoir d'affirmer et de nier. Voilà pourquoi il place l'origine de toutes les erreurs dans la volonté, ou plutôt dans la disproportion qui existe entre la volonté et l'entendement. Nous nous trompons, parce que notre volonté dépasse notre entendement, parce que, pour nier ou pour affirmer, nous n'attendons pas que l'entendement nous ait fourni des lumières suffisantes ; or tel est, selon Descartes, l'unique principe de toutes nos erreurs. Il a consacré à l'étude des passions un traité tout entier, écrit en français et composé dans les dernières années de sa vie. Autant il y a de façons importantes en lesquelles nos sens peuvent être mus par les objets, autant il reconnaît dans l'âme de passions principales. Il y a six passions principales, simples et primitives : l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie, la tristesse. Toutes les autres passions sont composées de ces six passions primitives, ou bien en sont des espèces. Descartes termine le Traité des passions par cette conclusion générale : « Toutes les passions sont bonnes de leur nature; il n'y a que leur excès qui soit mauvais, et on peut l'éviter par l'industrie et la préméditation, mais surtout par la vertu. » Il donne à la fois l'explication psychologique et l'explication physiologique de chaque passion. Cette explication physiologique dépend de l'hypothèse des esprits animaux, qui est le principe fondamental de toute la physiologie cartésienne. Jusqu'ici il n'a pas encore été question de l'existence du monde extérieur, parce que nous avons suivi l'ordre même de Descartes qui pose d'abord l'existence de la pensée, puis l'existence de Dieu, et en dernier lieu l'existence du monde extérieur. Voici en effet sur quel fondement il fait reposer notre croyance à l'existence du monde extérieur. Certaines de nos idées nous apportent la connaissance de quelque chose que nous sentons ne pas venir de nous. Mais ce quelque chose que nous sentons ne pas venir de nous, ce quelque chose qui ne dépend pas de nous, ne devons-nous pas nous enquérir d'abord si ce n'est pas Dieu lui-même? Pourquoi les idées d'étendue, de mouvement, d'odeur, de couleur, ne seraient elles pas causées directement en nous par Dieu même? C'est Descartes qui soulève lui-même cette objection pour la réfuter de la manière suivante. La réalité extérieure ne peut être Dieu lui-même, parce que Dieu ne peut nous tromper; comme il a mis en nous une forte tendance a croire que l'idée d'étendue est causée dans notre âme par quelque chose qui, en dehors de nous, est réellement étendu, s'il n'en était pas ainsi, il nous tromperait. Or Dieu, étant souverainement parfait, ne peut en aucune manière vouloir nous tromper; donc il existe une réalité extérieure correspondant à l'idée que nous en avons. Ainsi Descartes fonde la croyance à l'existence du monde extérieur sur la véracité divine. Une opinion célèbre, l'hypothèse de l'animal machine, se rattache étroitement à la métaphysique de Descartes. Entre la pensée telle qu'elle est en nous, et la matière inerte, soumise aux lois générales du mouvement, selon Descartes, il n'y a point d'intermédiaires ; il n'y a dans le monde que deux sortes de lois, celles qui régissent l'esprit ou la pensée, et celles qui régissent la matière inerte. Le corps de l'homme, et tout ce qui n'est pas la pensée, se range dans la classe des substances étendues soumises aux lois générales de la mécanique. Ainsi, toutes les sensations, toutes les impressions produites sur le cerveau, toutes les passions, ne sont et ne peuvent être qu'un pur mécanisme résultant des divers mouvements de fibres, des fluides, des esprits animaux qui découlent du cerveau dans les nerfs, dans le cœur, dans les muscles, ou bien qui remontent du cœur dans le cerveau. Il n'y a rien de plus dans les animaux que dans le corps séparé de la pensée ; toutes les fonctions, tous les mouvements organiques, tous les appétits des animaux peuvent s'expliquer de la même manière que ce qui se passe dans le corps humain, c'est-à-dire par l'étendue et le mouvement; ce ne sont que de simples machines soumises, comme celles qui sortent de la main de l'homme, aux lois générales de la mécanique. L'animal, selon Descartes, est semblable à une horloge qui, composée de roues et de ressorts plus ou moins compliqués, ne marche que lorsqu'elle a été montée, ne produit tel ou tel mouvement qu'autant que tel ou tel ressort a été poussé. Telle est l'hypothèse de l'animal machine ou de l'automatisme des bêtes qui a été si vivement discutée au xviie siècle. En général, elle obtint l'assentiment des théologiens, parce qu'en niant la souffrance chez les animaux, elle leur paraissait résoudre une objection embarrassante contre le péché originel et la divine providence. Une foule d'ouvrages furent publiés pour ou contre l'automatisme des bêtes que condamnent également toutes les données de l'observation, de l'induction et de l'analogie. En terminant cette exposition rapide de la métaphysique de Descartes, revenons sur ce qu'il entend par substance. Il définit la substance en général, une chose qui existe en telle façon qu'elle n'a besoin que de soi-même pour exister. Mais à cette condition il n'y aurait d'autre substance que Dieu ; car lui seul tient l'existence de lui-même, et rien dans le monde ne peut, un seul instant, subsister sans son concours. Aussi Descartes modifie-t-il immédiatement cette définition, en ajoutant que le nom de substance n'est pas univoque au regard de Dieu et de ses créatures. Quand il s'agit de la créature, il faut entendre, dit-il, par substance ce qui, n'ayant besoin pour subsister que du concours ordinaire de Dieu, nécessaire à l'existence de tous les êtres, existe d'ailleurs par soi-même et sans le concours d'aucune autre chose créée. Les choses, au contraire, qui, indépendamment du concours de Dieu, ne peuvent exister sans celui de quelque autre chose créée, ne sont que des attributs et des phénomènes. Par ce concours il entend la création continuée qui, prise à la rigueur, enlèverait aux êtres créés toute espèce de causalité, de substantialité, de réalité propre, et les transformerait en de simples actes continuellement répétés de la toute-puissance divine. Assurément les choses créées n'existent qu'en vertu du concours de Dieu ; ce qui n'existe pas par soi s'appuie nécessairement sur ce qui existe par soi, et ce qui est fini ne peut être placé en dehors de l'infini. Mais, ce rapport ne peut-il être entendu comme une participation continue, un rapport permanent de la chose créée avec la source suprême, d'où toute causalité et toute substantialité découlent? Ce n'est pas porter atteinte à la toute-puissance de Dieu, que de les considérer comme douées d'une activité qu'elles tiennent de lui, et d'une activité qui découle de la même source que leur substantialité. A la création continue, il faut substituer avec Leibniz la participation continue, et à la passivité absolue, l'activité essentielle. Mais nous ne connaissons pas la substance en elle-même; la substance ne tombe pas sous les sens. Il nous est impossible non-seulement d'imaginer, mais encore de concevoir la substance en elle-même complètement dépouillée de toute espèce d'attributs. Chaque substance, selon Descartes, a un attribut fondamental duquel dérivent tous ses autres attributs, toutes ses propriétés. L'attribut fondamental de l'esprit est la pensée, et l'attribut fondamental de la matière est l'étendue. Il n'y a pas un phénomène de l'esprit qui ne suppose la pensée et qui ne soit la pensée elle-même diversement modifiée. Tout ce qui a l'esprit pour théâtre, est un mode de la pensée; l'esprit ne saurait être conçu sans la pensée, il serait anéanti en même temps que la pensée. Notre existence finit avec la pensée et commence avec elle. En un mot, l'âme est une substance pensante. On objecte à Descartes que, pendant un profond sommeil, pendant la léthargie, nous ne pensons pas. Il répond : Rien ne prouve que nous n'ayons pensé pendant un profond sommeil ou pendant une léthargie; mais seulement nous ne nous en souvenons pas. Cette réponse nous paraît décisive : on ne peut par aucun procédé légitime conclure du défaut de la mémoire au défaut de la conscience. Tous les faits de l'âme sont en effet des phénomènes de conscience, c'est-à-dire des pensées. Descartes donne à la matière pour attribut fondamental l'étendue, comme la pensée à l'âme. Il affirme que tous les phénomènes, toutes les propriétés de la matière supposent l'étendue, ou plutôt ne sont que l'étendue elle-même diversement modifiée. Il est impossible de concevoir le corps sans l'étendue. Hors de l'étendue, la matière n'est rien; l'étendue est donc l'essence même de la matière. L'âme en elle-même semble donc n'être qu'une substance passive, la continuité de la pensée que Descartes lui attribue n'étant que la continuité d'une modification. La matière en elle-même, avec l'étendue, est une substance également passive. L'âme et la matière ont donc en elles-mêmes cette ressemblance essentielle ; elles ne diffèrent ainsi l'une de l'autre que par leurs attributs respectifs de pensée et d'étendue. Mais si toutes les substances sont également passives, considérées en elles-mêmes, si elles ne peuvent se distinguer que par leurs attributs fondamentaux, l'esprit tend a les confondre en une seule et même substance dont tous les corps et tous les esprits seraient sans distinction les modes et les attributs. On voit encore par là comment Descartes par certaines tendances de sa métaphysique a préparé les voies à Spinoza. Tels sont les points principaux de la métaphysique de Descartes. Mais Descartes n'est pas-seulement un grand métaphysicien, il est aussi un mathématicien et un physicien du premier ordre. En mathématiques, il a inventé l'application de l'algèbre à la géométrie; en physique, il est l'auteur de la fameuse hypothèse des tourbillons, qui, pendant longtemps, a régné en souveraine dans la science. Quoique détrônée aujourd'hui et remplacée par d'autres hypothèses, elle est bien loin de mériter le ridicule qu'ont tenté de jeter sur elle, par un esprit d'aveugle réaction, la plupart des philosophes du xviiie siècle. Nous ne pouvons mieux faire que de rapporter le remarquable jugement qu'en porte d'Alembert, dont le témoignage ne peut être suspecté de partialité en faveur de la philosophie cartésienne. « On voit partout, dit-il en parlant de Descartes (Préface de l'Encyclopédie), même dans ses ouvrages les moins lus maintenant, briller le génie inventeur. Si on juge sans partialité ces tourbillons devenus aujourd'hui presque ridicules, on conviendra, j'ose le dire, qu'on ne pouvait alors imaginer mieux. Les observations astronomiques qui ont servi à les détruire étaient encore imparfaites ou peu constatées, rien n'était plus naturel que de supposer un fluide qui transportât les planètes. Il n'y avait qu'une longue suite de phénomènes, de raisonnements, de calculs et, par conséquent, une longue suite d'années, qui pût faire renoncer à une théorie aussi séduisante. Elle avait d'ailleurs l'avantage singulier de rendre compte de la gravitation des corps par la force centrifuge du tourbillon même, et je ne crains pas d'avancer que cette explication de la pesanteur est une des plus belles, des plus ingénieuses hypothèses que la philosophie ait jamais imaginées. Aussi a-t-il fallu, pour l'abandonner, que les physiciens aient été entraînés comme malgré eux et par des expériences faites longtemps après. Reconnaissons donc que Descartes, forcé de créer une physique toute nouvelle, n'a pu la créer meilleure, et que s'il s'est trompé sur les lois du mouvement, il a du moins deviné qu'il devait y en avoir.» L'hypothèse des tourbillons renferme l'idée mère de l'attraction newtonienne, elle en est l'antécédent. Jamais peut-être Newton n'aurait conjecturé que la même loi d'attraction devait s'appliquer au corps qui tombe à la surface de la terre et à l'astre qui accomplit sa révolution, si Descartes, avant lui, n'avait soupçonné que tous les phénomènes de l'univers physique s'accomplissent en vertu des lois générales du mouvement. L'hypothèse de l'attraction a trop fait oublier l'hypothèse des tourbillons; cependant elles se tiennent de beaucoup plus près que d'ordinaire on ne se l'imagine : toutes deux partent du même principe, toutes deux envisagent l'univers sous le même point de vue. Pour Newton, comme pour Descartes, le problème de l'univers est un problème de mécanique. Il était peut-être plus difficile de déterminer la vraie nature du problème du monde, que de le résoudre, sa nature étant déterminée. Or cette gloire revient tout entière à Descartes, puisque c'est lui qui le premier a eu l'idée que tous les mondes étaient assujettis aux lois générales de la mécanique. Par cette idée, il a préparé Newton, il a peut-être plus fait que Newton. La physique contemporaine semble d'ailleurs revenir à certains principes de la physique de Descartes. Quelle part de vérité et d'erreur renferme cette grande philosophie? La part de vérité l'emporte infiniment sur la part de l'erreur. Par où elle a le plus péché, c'est par l'exagération d'une pensée incontestablement vraie, a savoir de la dépendance des créatures à l'égard du Créateur, et de la nécessité où elles sont, pour continuer d'être, de lui emprunter continuellement leur raison d'être. De là la création continuée, de là la tendance à ôter la causalité et la force aux substances créées pour attribuer exclusivement à Dieu toute activité efficiente; de là enfin la pente aux causes occasionnelles et ces semences de panthéisme signalées par Leibniz. Ce qu'il y a de vrai dans le cartésianisme, c'est d'abord la méthode. En effet, Descartes à reconnu et fait définitivement triompher le vrai principe de la certitude, à savoir 1 évidence ou l'autorité de la raison, en constatant immédiatement cette évidence dans l'irrésistible autorité du témoignage de la conscience, qu'il oppose comme une invincible barrière à tous les efforts du scepticisme. Il a placé le point de départ de la philosophie dans le retour de la pensée sur elle-même ; il a profondément distingué ce qui appartient à l'âme de ce qui appartient au corps, ainsi que la méthode propre à étudier la pensée et la méthode propre à étudier les organes. Il a mis hors de doute cette vérité profonde : l'âme se conçoit mieux que le corps. Mais ce n'est pas seulement par la méthode philosophique que Descartes a bien mérité de la philosophie moderne ; il y a aussi déposé des résultats de la plus haute importance et d'une incontestable vérité. Ainsi, il a constaté dans l'intelligence l'existence d'idées qui ne viennent ni des sens, ni de notre activité intellectuelle; il a repoussé d'une manière triomphante tous les arguments que les philosophes sensualistes de son temps, tels que Hobbes et Gassendi, ont dirigés contre l'existence de ces idées. Il a particulièrement mis en lumière l'idée de l'infini ; il en a établi la valeur objective, et a fondé sur elle la vraie preuve de l'existence de Dieu. Enfin, si Descartes s'est trompé en définissant par une création continuée ce concours de Dieu nécessaire à l'existence et à la conservation de toutes les créatures, du moins il a eu le sentiment et l'idée de la nécessité de ce concours. Il a vu que ce qui n'existe pas par soi ne peut continuer d'être qu'à la condition de s'appuyer continuellement sur ce qui existe par soi, et il a établi la nécessité d'une participation continue des créatures avec le Créateur. Le cartésianisme tout entier est pénétré de ce sentiment et de cette idée, qui, sous une forme ou sous une autre, se retrouvent dans tous les grands systèmes de philosophie.
Dernière mise à jour:2008-12-24 01:41:50 |