On y remarque une philanthropie sincère, un amour ardent du bien général, une guerre franche contre les abus et les injustices de toute nature, le désir d'appeler le droit commun à la place du privilége, de faire pénétrer dans les affaires publiques le jour de la publicité, et enfin d'appliquer la morale à toutes les transactions civiles. « La morale, dit l'auteur, vaut toujours mieux que le calcul, même au simple point de vue du calcul. » Comme moraliste et comme philosophe, Necker s'est fait connaître surtout par deux ouvrages, dont le premier fut publié entre ses deux ministères, et le second composé dans sa splendide retraite de Coppet, pendant les dernières années de sa vie. L'un est intitulé de l'Importance des opinions religieuses (in-8, Lon-dr es, 1788); l'autre, Cours de morale religieuse (in -8, Paris, 1800). Le traité de l'Importance des opinions reliais uses, inspiré principalement par le progrès des doctrines matérialistes antisociales, a pour but, tout à la fois, d'exposer les effets bienfaisants de la religion et de résoudre les objections des in crédules. Or, par opinions religieuses, Necker entend ici les sentiments naturels qui élèvent les hommes en général vers la Divinité : « ces majestueuses idées qui lient l'organisation gé-gérale de la race humaine à un Être puissant, infini, la cause de tout et le moteur universel de l'univers. » La question réduite à ces termes généraux, Necker l'envisage dans ses relations avec la vie publique et politique, en homme d'État autant qu'en philosophe. La société n'est possible, selon lui, que si « la Divinité est présente à toutes les déterminations les plus secrètes, et exerce une autorité habituelle sur les consciences. » La religion est nécessaire pour achever l'ouvrage imparfait de la législation, pour suppléer à l'insuffisance des gouvernements. Ceux qui veulent proscrire cette haute métaphysique sont des ennemis du genre humain, plutôt que des amis de la sagesse. Après avoir établi, par l'histoire comme par le raisonnement, que la seule idée de Dieu suffirait pour servir d'appui à la morale, l'auteur réunit les meilleurs arguments du spiritualisme en faveur de l'existence de ce Dieu (p. 329-371). D'excellentes réflexions sur le respect que la véritable philosophie doit aux opinions religieuses, sur l'intolérance, sur la morale chrétienne, terminent dignement l'ouvrage. Mme de Staël, âgée alors de ving-deux ans, fut abusée par la tendresse filiale, quand elle écrivit : « Ce livre, époque dans l'histoire des pensées, puisqu'il en a reculé l'empire; ce livre qui semble anticiper sur la vie à venir, en devinant les secrets qui doivent un jour nous être dévoilés ; ce livre que les hommes réunis pourraient présenter à l'Être suprême comme le plus grand pas qu'ils aient fait vers lui. » {Lettres sur les écrits et sur le caractère de J.-J. Rousseau, lettre III.) Elle est plus près de la vérité quand elle dit ailleurs : « Au moment où M. Necker fut rappelé pour la seconde fois dans le ministère, il venait de publier son ouvrage sur l'Importance des opinions religieuses. Ce livre n'est-il pas une grande preuve de la tranquillité de son âme, dans les circonstances qui auraient dû le plus agiter un ambitieux? Les hommes du monde ont souvent écrit sur la religion dans la retraite, au déclin de leur vie, lorsqu'il n'y avait plus pour eux d'autre avenir que l'éternité; mais il est bien rare que, dans l'intervalle de deux ministères, au milieu de toutes les vicissitudes d'une telle attente, un homme d'État se soit voué à un travail sans rapport immédiat avec l'administration, à un travail qui fera sa gloire dans la postérité, mais qui ne servait en rien à ses intérêts présents. Au contraire, M. Necker s'exposait, par cet ouvrage, à perdre quelques-uns de ses partisans dans une classe très-distinguée; car il fut le premier, et même le seul parmi les grands écrivains, qui signala dès lors la tendance à l'irréligion; cette tendance succédait au bien réel qu'on avait fait en combattant l'intolérance et la superstition. M. Necker lutta, sans autre aide alors, contre cette aride et funeste disposition ; il lutta, non avec cette haine pour la philosophie, qui n'est qu'un changement d'armes dans les mêmes mains, mais avec ce noble enthousiasme pour la religion sans lequel la raison n'a point de guide, et l'imagination point d'objet, sans lequel enfin la vertu même est sans charmes, et la sensibilité sans profondeur. Parmi les hommes d'État, l'on compte Cicéron, le chancelier de l'Hôpital et le chancelier Bacon, qui, au milieu des agitations politiques, n'ont jamais perdu de vue les grands intérêts de l'âme et de la pensée solitaire; mais mon père fit paraître son livre dans un moment particulièrement défavorable aux opinions qu'il soutenait, et il fallait toute la précision de M. Necker en matière de calcul, pour n'être pas alors appelé un rêveur, en s'occupant d'un tel sujet. » (Du caractère de M. Necker et de sa vie privée, p. 37 et suiv.) Dans les trois volumes qui composent le Cours de morale religieuse, Necker poursuivit le même ordre de méditations, mais en les dirigeant plus spécialement vers la science de nos devoirs. Ce Cours est partagé en cinq sections. Dans la première, où sont examinées les bases de la religion naturelle et de la morale, on démontre successivement l'existence d'un Être suprême, les perfections de Dieu et les rapports de la morale avec ces perfections, la divine providence, l'immortalité de l'âme. Dans la seconde section, il s'agit d'exposer les devoirs communs à tous les hommes, dans tous les états et dans toutes les situations de la vie : respect de la vie des hommes, justice publique et particulière, charité publique et particulière, indulgence et miséricorde, humilité et reconnaissance, vérité et sincérité. La troisième section traite des devoirs relatifs aux divers âges de la vie, ou à des situations particulières dans l'ordre social : union conjugale, devoirs envers les enfants, obligations des enfants envers leurs pères, sentiments de respect dus à la vieillesse, conseils utiles à la jeunesse, devoirs des ministres de la religion, devoirs des princes et des magistrats suprêmes. Dans la quatrième section, il est question des sentiments intérieurs et des actions privées qui peuvent nous rendre heureux ou malheureux : envie, vanité, ambition, travail et jour de repos, ordre dans ses affaires, résignation, secours que l'on peut tirer de la raison dans les peines de la vie, besoin absolu de la religion. La cinquième et dernière section renferme une comparaison de la doctrine chrétienne avec les systèmes irréligieux de l'époque, et quelques réflexions philosophiques sur la célébration du retour annuel des fruits de la terre. Le but général de ce livre est de montrer que notre bonheur dépend de l'accomplissement de nos devoirs, ou que les lois de la morale sont si parfaitement appropriées à notre nature, qu'elles en sont une dépendance. Au développement de cette théorie se mêlent des détails pleins d'intérêt, des observations tantôt fines, tantôt profondes, sur toutes les classes de la société, particulièrement sur celles qui gouvernent, et où l'on reconnaît l'auteur du spirituel opuscule sur le Bonheur des sots, sur les événements et les personnages contemporains, sur tout le mouvement accompli entre 1789 et 1800. Un autre point qui touche plus particulièrement le philosophe, c'est la manière dont Necker essaye de définir les liens de la religion avec la philosophie, et de recommander la morale religieuse aux amis de la sagesse. «La religion révélée, dit-il (t. III, p. 208 et290), n'a fait que renouveler les caractères sacrés du code naturel, code ancien autant que le monde, code d'obligations réciproques qui sert de soutien à l'ordre social : elle sert à revêtir d'une autorité auguste les principes de la morale naturelle. Il faut d'ailleurs une loi majestueuse, antique, immobile, religieuse, à la nation française plus qu'à une autre, nation si mobile qui s'est presque toujours guidée par l'imagination en politique. Ni l'opinion, ni la liberté sociale ne peut prendre la place de la religion. Les armes de l'opinion sont l'estime et le mépris, et l'on y échappe sous le masque de l'hypocrisie; l'estime d'ailleurs a besoin d'un guide. La liberté a besoin de la religion plus que l'esclavage : séparée de la dignité morale, affranchie de tout lien spirituel, elle n'est plus qu'un sujet de disputes, un instrument pour toutes les passions. Que les philosophes se déclarent donc les défenseurs de la morale religieuse, de cette morale qui a pour principe la charité; qu'ils se pénètrent de cette pensée, que s'ils ont rendu de grands services à la science, ils sont appelés, depuis la Révolution française, à en rendre de plus grands encore à la société, à l'ordre civil, en se montrant non-seulement amis de la sagesse, mais amis de Dieu, en agissant par une morale pieuse « sur le centre de nos sentiments et de nos jugements intimes. » (T. III, p. 277, 290, 252.) C'est à eux à cimenter cette alliance de la religion et de la morale, qui fait seule le bonheur des nations. La méthode de l'auteur, c'est d'emprunter d'abord de la seule raison les lumières qui doivent l'aider à fonder l'autorité de la morale religieuse; puis, de montrer d'une manière générale l'heureuse assistance que le chef-d'œuvre de la morale, l'Écriture sainte, prête à la religion naturelle. Son style, quoique un peu monotone et apprêté, est pénétré de cette douce chaleur que les âmes élevées, soutenues par de fortes convictions, peuvent seules éprouver et communiquer. Indépendamment de ses propres ouvrages, Necker a aussi publié divers écrits de sa femme sous le titre de Mélanges de Mme Necker (3 volumes en 1798, 2 volumes en 1801). Ces cinq volumes, d'où Barrère de Vieuzac a extrait, en 1808, l'Esprit de Mme Necker, nous offrent une série d'études sur les facultés de l'âme humaine, sur les moeurs particulières au xvIIIe siècle, sur les difficultés grammaticales et littéraires de la langue française. On y reconnaît une intelligence fine, subtile, pénétrante, éclairée en même temps que religieuse, mais tous les principes et toutes les maximes qui composent la philosophie de Necker. Dans ces études, l'auteur nous retrace les entretiens qu'elle a eus avec ses amis, souvent ses adversaires en métaphysique. Sous l'un et l'autre rapport, ce sont des matériaux précieux à consulter pour l'histoire de la philosophie au dernier siècle. On lira avec intérêt, par exemple, la conversation de Mme Necker avec Diderot, à qui elle cherchait à démontrer l'immortalité de l'âme par la simplicité et l'unité du moi {Nouveaux mélanges, t. I, p. 106 et suiv.). On a dit que le meilleur ouvrage de M. et de Mme Necker était leur fille ; le mot est vrai s'il signifie que Corinne et le Livre de l'Allemagne sont supérieurs au Cours de morale religieuse st aux Mélanges, il serait injuste s'il voulait dire que ces deux derniers écrits n'ont pas de valeur. Une autre personne de la même famille, Mme Necker de Saussure, née à Genève en 1776, et morte dans cette ville en 1841, talent grave et original, s'est fait connaître des philosophes si honorablement, qu'on a dit qu'elle avait hérité de l'œil sévère de Reid. Sa Notice sur Mme de Staël, et sa traduction de l'ouvrage de Guillaume Schlegel sur la littérature dramatique, avaient déjà révélé la solidité de son esprit; mais son livre de l'Éducation progressive ou Étude du cours de la vie (1838, 3 vol. in-8) lui assura un rang élevé parmi les moralistes et les philosophes. Dans cet écrit, qui rappelle par tant d'endroits le Cours de morale religieuse, et qui a pour devise ces mots de Mme de Staël : Cette vie n'a quelque prix, que si elle sert à l'éducation religieuse de notre cœur, Mme Necker de Saussure, appuyée sur l'observation et aidée de l'imagination, développe l'histoire idéale de l'âme à travers tous les âges, mais une histoire où l'influence morale de la volonté sur les idées joue le principal rôle. Sa plus ferme conviction, en effet, c'est que la volonté peut soumettre l'intelligence à une sorte d'hygiène, source de progrès et de bonheur. Les phases qui sont décrites avec le plus de précision, ou peintes avec le plus de charme, sont l'éducation de l'enfance, celle des femmes, celle de la vieillesse. Ce fut dans un âge avancé qu'elle écrivit sur la vieillesse, avec la candeur et la naïveté de l'enfance; c'est par des traits d'une mâle simplicité qu'elle a marqué les moindres vicissitudes de la carrière des femmes. C'est à Coppet, dans la société de Bonstetten, Cellerier, Chàteauvieux, Decandolle, Pictet. Prévost, Sis-mondi, que la fille et l'élève de l'illustre Saussure et l'intime amie de Mmes de Rumfort et de Staël avait acquis une telle fermeté de coup d'œil scientifique et une telle puissance d'analyse et de description philosophique. La nature, en la privant de l'ouïe avant l'âge, avait accru l'originalité de son génie curieux et actif, ainsi que la vivacité de son imagination sensible et sympathique.
Dernière mise à jour:2013-10-02 23:02:08 |