Sa doctrine est celle de l'école thomiste; mais cette doctrine se présente, dans les traités de Zabarella, sous une forme moins scolastique que dans les gloses de saint Thomas : on remarque d'ailleurs, chez Zabarella, les libres allures du XVIe siècle, et quand il ne partage pas, sur une des questions agitées, le sentiment de saint Thomas, d'Avicenne et même d'Aristote, il le déclare sans détours, sans périphrases ; il appartient non pas à la catégorie des interprètes serviles, mais à celle des docteurs indépendants. Un de ses meilleurs ouvrages est le traité qu'il a composé sur la Matière première des choses : on n'y trouve pas seulement son opinion sur ce grave problème, qui, durant le XIIIe et le XIVe siècle, embarrassa, troubla tant d'esprits; on y peut encore apprécier l'originalité de sa méthode. Convaincu que l'on a beaucoup abusé du syllogisme, il se défend même d'en user, et proteste au nom du bon sens contre les abstractions de la raison pure. Toute la philosophie de Zabarella est dans ce curieux traité, dont voici l'analyse. Il y a, suivant Aristote, trois principes des choses naturelles : l'être, le non-être, et le sujet qui doit naître et mourir. Quelle est l'essence propre de ce sujet que nous voyons, au sein de la nature, soumis à de perpétuelles vicissitudes? Distingué de l'être et du non-être, en lui-même, c'est la matière première. D'où vient la notion de ce principe? Elle vient d'un raisonnement fondé sur l'analogie. Ainsi, nous ne cherchons pas longtemps le sujet d'un changement accidentel. La statue de marbre, privée de sa forme, va devenir un bloc de marbre. Le bloc de marbre, voilà donc le sujet de l'information accidentelle qui a produit la statue. Mais ce que nous venons de décomposer, cette statue que le génie de Praxitèle a mise au nombre des choses, c'est un ouvrage de seconde main. Reste l'ouvrage de la nature, le bloc de marbre, qui déjà possède en luimême les éléments de la substance, la matière et la forme, et peut être par conséquent l'objet d'une autre décomposition. Qu'elle soit faite, et l'on aura, d'une part, les qualités et la quantité qui réalisaient le bloc de marbre; d'autre part, le sujet matériel qui servait de fondement à cette réalité. Mais comme il n'existe pas dans l'ordre des choses naturelles de matière sans forme, ou de forme sans matière, on dit bien que les éléments de toute substance naturelle sont réellement inséparables, et que l'esprit seul peut en opérer la décomposition. C'est donc par analogie qu'on arrive à la notion de la matière abstraite, ou première. Voici maintenant un des plus habiles interprètes d'Aristote, Thémiste, qui distingue dans la matière première son essence même, quatenus est ens, et sa manière d'être. Dépourvue de toute forme, elle est apte à recevoir toutes les formes. La notion de la matière première contient ces deux parties. On l'accorde, et Zabarella donne, à cet égard, des explications fort étendues, qui sont toutes conformes à la distinction de Thémiste. A l'essence de la matière correspond la privation de toute forme; à sa manière d'être, la privation de telle ou telle forme déterminée. Soit! mais Zabarella n'ira pas au delà de cette concession ; et, pour n'être pas confondu dans le troupeau des réalistes intempérants, il s'empressera de déclarer que Duns-Scot a très-mal défini les deux états de la matière première. Duns-Scot veut que ces deux états soient réels, et il se représente une matière premièrement première, qui subsiste sous divers aspects avant la génération des substances. Ainsi, la doctrine de Duns-Scot est que la matière subsistait objectivement dans la pensée divine longtemps avant le jour natal du monde. La volonté du créateur étant intervenue, la matière a soudain changé d'état pour devenir secondement première, et attendre dans cette condition l'acte formel qui devait la compléter. Distinctions verbales et non réelles! s'écrie Zabarella. En veut-on la preuve? on n'aura pas à la chercher bien loin. En son premier état, la matière possède, suivant les termes de Duns-Scot, l'acte entitatif : c'est par cet acte qu'elle est quelque chose. Mais l'acte entitatif ne se distingue pas réellement de l'entité, et l'entité de la matière est la matière elle-même, la matière produite hors de ses causes, et devenue l'inséparable conjointe de la forme. Au sein de ses causes, qu'est-elle donc? non pas un acte, mais une pure idée; non pas un étant actuel et réel, comme l'affirme Duns-Scot, mais un être de raison. Toutes les chimères du réalisme ont, dit Zabarella, la même origine; elles sont nées d'un sophisme verbal. Pour les confondre, que faut-il faire? Il faut simplement distinguer l'essence de l'existence. L'analyse de la substance donne la matière et la forme. Veut-on ensuite observer à part chacun des deux éléments de la substance? On trouvera, dans la matière, le sujet, et l'acte dans la forme. On pourra même aller plus loin encore dans cette recherche. Mais est-il permis à l'intelligence humaine d'attribuer l'existence à tout ce qu'elle imagine dans la région du mystère? Non, sans doute. L'existence appartient aux choses et à Dieu : entre ces deux termes de l'être, il n'y a que le possible, et le possible est un monde habité par des êtres de raison. Telle est la conclusion de Zabarella. Cette conclusion nous suffit; nous n'avons pas besoin de soumettre d'autres problèmes à notre philosophe pour connaître sa doctrine. C'est la doctrine d'Aristote, de saint Thomas : c'est le nominalisme éclairé. Zabarella se distingue de ses maîtres par sa méthode. Il est de son temps, et, comme tous ses contemporains, il prend volontiers le ton fier du dogmatisme; mais cette fierté ne blesse pas chez un esprit naturellement grave, mesuré, ennemi de tout excès : elle n'a rien de commun avec l'incommensurable orgueil de Pic de la Mirandole, avec le pédantisme extatique de Ficin, avec l'acerbe jactance de Louis Vivès et de Corneille Agrippa. Zabarella ne dédaigne pas les questions traditionnelles, mais il les traite à sa manière, en homme qui n'est pas moins habile à faire un livre qu'un cours. Sa méthode est une sorte de compromis entre la logique du XIIIe siècle et la rhétorique du XVIe.
Dernière mise à jour:2009-06-01 10:33:03 |