Un des caractères distinctifs de sa doctrine, c’est une indépendance absolue. La révélation n’est point une autorité pour Kapila. L’Écriture sainte lui paraît incapable d’assurer à l’homme la libération et la béatitude éternelle; c’est à la science seule qu’il s’adresse, c’est-à-dire à la raison. Il ne paraît pas que dans l’Inde cette indépendance ait jamais été, contre le système de Kapila et contre ses adhérents, un motif de persécution, tout ombrageuse que l’orthodoxie y pouvait être. Il paraît même que cette indépendance a été poussée aussi loin que possible; et la doctrine de Kapila a été signalée par toutes les écoles qui l’ont combattue, comme une doctrine athée. On a cru quelque temps qu’elle avait inspiré en grande partie les doctrines fondamentales du bouddhisme. C’est une assertion qu’a émise M. Eugène Burnouf; et si elle est exacte, ce qui n’est pas certain, la date relative du système de Kapila serait par là même à peu près fixée : il remonterait à six siècles au moins avant l’ère chrétienne. Il y a deux sources principales, quoique d’inégale importance, auxquelles on peut demander la connaissance détaillée de cette doctrine : ce sont d’abord les Axiomes ou Soûtras de Kapila, imprimés à Sérampore, in-8, 1821, avec le commentaire de Vidjnana Bikshou, en sanscrit; et la Sânkhya Karikâ, ou vers remémoratifs du sânkhya, en soixante-douze distiques, publiée plusieurs fois d’abord par M. Lassen, avec une traduction latine ; puis par M. Wilson, avec une traduction anglaise de Colebrooke, et un commentaire sanscrit traduit aussi en anglais. M. Pauthier l’a traduit en français dans sa traduction des Essais de Colebrooke. L’auteur de cet article l’a traduite enfin et commentée tout au long dans le VIIIe volume des Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques. Il paraît, du reste, que l’ouvrage vraiment original n’est pas même la collection des soùtras réunis sous le nom de Kapila. Ce serait un recueil beaucoup plus ancien et beaucoup plus concis encore appelé Tatvâ Samâsa. Mais Colebrooke n’a jamais vu ce recueil, et il semble même douter de son existence, bien qu’il soit mentionné par les commentateurs. Il paraît probable, du reste, que les soùtras qui ont été imprimes ne sont qu’un développement du Tatva Samâsa, et c’est à eux qu’il faut demander la véritable doctrine de Kapila. Jusqu’à présent ils n’ont pas été traduits. Quant à la Karikâ, elle est certainement beaucoup plus récente, et quoique Colebrooke la donne pour l’autorité principale du sânkhya, elle ne doit être consultée qu’avec grande réserve. Il est évident d’abord qu’il est très-difficile de renfermer tout un système de philosophie aussi vaste que le sânkhya en soixantedouze distiques ou cent quarante-quatre vers, et que cette concision même a dû nécessairement nuire à la clarté. Ces précis peuvent être fort utiles dans l’école ; ils peuvent réveiller et fixer les souvenirs des élèves; ils peuvent être aussi fort intelligibles pour ceux qui ont longtemps étudié la doctrine dans toute son étendue; mais pour ceux qui n’ont pas eu le même avantage, ces abrégés sont loin d’être suffisants, et ils demeurent toujours très-obscurs, surtout quand le système primitif l’est lui-même autant que le sont les Soûtras de Kapila. Il faut ajouter que la Karikâ étant très-moderne, relativement du moins, et n’étant pas certainement antérieure au viiie siècle de l’ère chrétienne, elle répond dans l’histoire de l’esprit indien à une époque où les traditions antérieures déjà fort étudiées avaient été déjà aussi défigurées étrangement. Il serait difficile, tant que les soûtras ne seront par connus, de dire jusqu’à quel point la Karikâ s’en éloigne; mais on a dès à présent de justes raisons d’affirmer qu’elle ne représente pas toujours très-fidèlement la doctrine originale ; il ne faut donc pas croire, parce qu’on connaîtrait la Karikâ, qu’on pût se dispenser de recourir aux soûtras. Ces soûtras se divisent en six lectures ou leçons d’inégale longueur. Les trois premières sont données à l’exposition spéciale de la théorie. La quatrième l’éclaircit par des comparaisons tirées de la fable et de l’histoire, si tant est qu’il y ait de l’histoire dans l’Inde. La cinquième lecture, toute de controverse, est consacrée à réfuter les objections des écoles rivales; enfin la sixième revient sur les questions les plus importantes pour les compléter par des développements nouveaux. Quoi qu’il en puisse être des divergences plus ou moins graves des soûtras et de la Karikâ, les deux ouvrages s’accordent sur ce premier et essentiel principe, que la philosophie est le seul moyen qu’ait l’homme d’arriver à la béatitude. Les moyens que donne l’écriture révélée et tous les moyens visibles, quels qu’ils soient, sont impuissants; la science seule est capable de sauver l’homme. C’est là le principe même d’où est parti le Bouddha pour faire dans l’Inde la grande réforme à laquelle s’est attaché son nom, c’est, en d’autres termes, le principe même sur lequel s’est appuyée la philosophie grecque et sur lequel doit s’appuyer toute philosophie qui se comprend elle-même et se rend compte de ce qu’elle fait. Il n’est pas besoin d’insister sur l’importance d’une pareille théorie, et de montrer toutes les recherches antérieures qu’elle suppose et toutes les conséquences qu’elle porte invinciblement avec elle. Le sânkhya reconnaît trois espèces de certitude : ce sont d’abord la perception, puis l’induction, et, en troisième lieu, le témoignage entouré des garanties nécessaires. Les principes auxquels s’appliquent ces trois critériums de la connaissance humaine sont au nombre de vingt-cinq : 1° la nature racine et mère de tout le reste ; 2° l’intelligence ou le grand principe ; 3° la conscience, en sanscrit ahankâra, mot à mot ce qui produit le moi; 4°-8° les cinq particules subtiles, essences des cinq éléments; 9°-19° les onze organes des sens et de l’action, qui sont aussi avec l’intelligence et la conscience les treize instruments de la connaissance; 20°-24° les cinq éléments matériels : l’éther, l’air, le feu, l’eau, la terre ; 25° et enfin, l’âme éternelle et immatérielle, qui n’est ni produite ni productive. C’est pour contempler la nature, et plus tard pour s’en délivrer, que l’âme s’unit d’abord à elle, comme le boiteux et l’aveugle se réunissent pour voir et pour marcher, l’un servant de guide et l’autre portant celui qui le conduit. De cette union de l’âme et de la nature sort la création, c’est-à-dire le développement de l’intelligence et des autres principes. La nature a trois qualités principales qui correspondent à trois mondes différents, à trois dispositions différentes de l’âme : la bonté d’abord, qui répond au monde supérieur et à la vertu ; l’obscurité, qui répond au monde inférieur et au vice ; enfin la passion, qui appartient spécialement au monde intermédiaire, au monde de l’homme, où sont mêlés le bien et le mal, le vice et la vertu. L’âme, revêtue d’un corps et d’une personne qui constituent son individualité, doit s’appliquer à connaître la nature, qui d’abord lui résiste, mais qui, comme une courtisane, après quelques difficultés, finit par se montrer toute nue aux regards de celui qui la sait contempler. Une fois cette connaissance acquise, l’âme n’a plus rien à faire en ce monde; elle y peut rester encore cependant, comme la roue du potier tourne encore longtemps après que l’impulsion qui l’a mise en mouvement a cessé d’agir sur elle ; mais dès lors, elle a conquis toutes les conditions de sa délivrance et de sa béatitude ; quand le corps vient à se dissoudre, elle quitte cette vie, où elle n’a d’ailleurs jamais été qu’un simple spectateur, un témoin impassible; et elle est éternellement affranchie de ces renaissances successives et de ces épreuves douloureuses auxquelles sont encore soumises les âmes que la science n’a pas rachetées. Ces détails, quelque concis qu’ils soient, suffisent cependant pour montrer toute la grandeur du système conçu par Kapila. Le sânkhya est certainement, dans la philosophie indienne, celui de tous les darçanas qui mérite le plus notre étude; il représente les idées les plus vastes, les plus profondes à la fois et les plus avancées ; le nyàya n’est guère qu’un système de logique ; la mîmânsâ n’est qu’une casuistique orthodoxe ; le védânta, une polémique qui a pour but de défendre la révélation; le yoga de Patandjali est un mysticisme exagéré et souvent extravagant ; enfin le veiséshikâ de Kanada s’est surtout attaché à des questions de physique, traitées comme pouvait le faire l’imagination indienne qui ne s’est jamais enquise des faits et n’a, pour ainsi dire, point connu l’observation exacte et attentive des phénomènes. Le sânkhya, au contraire, a embrassé et résolu à sa manière toutes les questions principales que la science philosophique peut agiter, et il les a posées et discutées avec une liberté entière.
Dernière mise à jour:2009-03-10 20:20:45 |