La philologie n’a encore publié que peu de chose de l’ouvrage attribué à Kanada. C’est un recueil d’aphorismes ou soûtras, composé de dix lectures divisées chacune en deux journées. C’est dans ces soûtras qu’il faut aller puiser la doctrine originale. On peut l’éclaircir aussi par les commentaires nombreux dont elle a été l’objet à diverses époques. Colebrooke en a fait usage dans ses Mémoires; et c’est à l’analyse de Colebrooke que nous emprunterons le peu qu’il convient de dire ici du système de Kanada. Colebrooke a eu le tort de mêler l’exposition du système de Kanada à celle du système logique de Gotama. C’est une confusion que ne justifie pas l’exemple de quelques commentateurs, et qui ne fait qu’embarrasser un sujet déjà bien assez difficile par lui-même. Quoique la doctrine de Kanada soit tout à fait indépendante des védas, c’est cependant sur un précepte de l’Écriture sainte que se fonde Kanada pour exposer son système. Le véda, dans un passage que cite un commentateur, et qui appartient sans doute à une oupanishad plutôt qu’au véda lui-même, recommande comme méthode unique à suivre dans toute étude, d’abord d’énoncer le sujet qu’on veut traiter, puis de le définir, et enfin de l’étudier en justifiant par tous les arguments convenables la définition qu’on en a donnée. Kanada a donc énoncé d’abord les objets de preuve ou catégories, en sanscrit padârthas, qui, selon lui, renferment la science entière. Ce sont la substance, la qualité, l’action, le commun, la différence, et l’aggrégation ou relation intime. Quelques commentateurs ont ajouté un septième padârtha à ces six premiers : c’est la négation ou privation. Il n’est pas besoin de faire remarquer la ressemblance assez frappante que ces catégories ont avec celles d’Aristote. Après cette énonciation, Kanada définit tous ces termes l’un après l’autre, et il énumère toutes les espèces qui rentrent sous chacun d’eux. La substance est pour lui le siége des qualités et de l’action. Les substances sont au nombre de neuf: la terre, l’eau, la lumière, l’air, l’éther, le temps, l’espace, l’âme, et enfin le manas ou sens intime. Les cinq premières substances sont formées d’atomes éternels, qui, se réunissant deux à deux et en combinaisons diverses, ont formé tous les corps de l’univers. Kanada prend pour exemple de la plus petite partie de matière perceptible pour nous, l’atome que nous voyons voltiger dans un rayon de soleil; mais ce n’est là qu’un simple exemple ; et selon lui, les atomes qui composent les corps sont infiniment plus subtils et ténus que ceux que nous pouvons apercevoir ainsi. Après la substance, Kanada définit la qualité, et il énumère toutes les qualités qui, dans son système, sont au nombre de vingt-quatre : couleur, saveur, odeur, température, nombre, quantité, etc. Les quinze premières qualités sont matérielles et perceptibles à nos sens ; les huit suivantes sont purement intelligibles et rationnelles : ce sont l’intelligence, le plaisir et la peine, le désir et l’aversion la volition, le vice et la vertu. La vingt-quatrième et dernière qualité est ce que Kanada nomme d’un nom fort vague en sanscrit, sanskara, et que Colebrooke a rendu par un mot non moins vague, faculty. Peut-être le mot encore fort peu précis de puissance serait-il un peu plus convenable. A la qualité succède l’action, dont Kanada distingue cinq espèces, suivant la nature et le sens du mouvement que l’action produit. Le commun comprend trois degrés qui répondent au genre, à l’espèce et à l’individu. La différence (visésha), qui est la cinquième catégorie de Kanada, mériterait d’autant plus l’attention, que c’est d’elle que le système entier a pris son nom de veiséshikâ; mais ici l’analyse de Colebrooke est tout à fait insuffisante, et jusqu’à présent il est impossible de la compléter. Nous en dirons autant de la dernière catégorie, celle de la relation, pour laquelle l’auteur anglais a usé du même laconisme. Tel est à peu près tout ce que l’on trouve dans Colebrooke sur la doctrine de Kanada. Ce sont là, comme on voit, des renseignements bien peu féconds. Ceux que donne M. Ward ne le sont guère moins, quoique plus développés. Selon lui, Kanada est contemporain de Gotama, ce qui n’est rien nous apprendre de précis : car l’époque où vivait Gotama nous est profondément ignorée. M. Ward ajoute, ce qui est beaucoup plus important, que Kanada est cité dans le Rig-véda; mais jusqu’à ce qu’on ait indiqué l’hymne et le vers où se trouve cette citation, ce détail est presque inutile, car on ne sait s’il est bien exact. Le Rig-véda représente Kanada, assure-t-on, comme livré aux plus rudes mortifications ; et son père était illustre pour la connaissance approfondie qu’il avait des livres saints. Un disciple de Kanada, nommé Mougdala, joue aussi un rôle assez important dans les légendes religieuses et héroïques de l’Inde. Pour faire connaître le système de Kanada, M. Ward a pris la peine de donner une traduction d’un commentaire intitulé Veiséshikâ Soûtra Poushkara. De quelle époque est ce commentaire ? Quel en est l’auteur ? Reproduit-il fidèlement la doctrine originale? En quoi l’altère-t-il? Voilà ce que M. Ward n’a point dit, et ce commentaire, tel qu’il le donne, peut à bon droit paraître suspect. Le système atomistique s’y montre ardemment déiste; il engage une longue polémique pour prouver, au nom de Kanada, l’existence de l’esprit et celle de Dieu parfaitement distinctes et séparées de la matière. D’un autre côté, il soutient que les atomes sont incréés. Cette dernière opinion semble en contradiction avec l’idée même de Dieu ; et M. Ward ne semble pas avoir remarqué cette discordance si grave. D’autre part, Colebrooke ne nomme pas ce commentaire parmi ceux dont il a fait usage ou dont il connaît le nom. Ceci ne veut pas dire précisément que ce commentaire n’est pas authentique; seulement il convient de s’en défier jusqu’à preuve nouvelle, et il ne serait pas prudent de s’en rapporter à lui pour bien juger des idées de Kanada. Ainsi donc, les données qui nous ont été transmises sur le seul système atomistique de la philosophie indienne se réduisent à presque rien, et nous n’en saurons vraiment davantage que quand les soûtras originaux auront été publiés et traduits. Le nom de Kanada ne doit point cependant être omis dans une histoire de la philosophie qui prétend à être complète, et voilà pourquoi nous avons dû le mentionner ici. Consultez l’Histoire générale de la philosophie par M. V. Cousin, Paris, 1863, in-8; et voyez l’article consacré à la philosophie des Indous. N. B. Depuis que cet article a été écrit, le système Veiséshikà a été l’objet de plusieurs travaux, dont les plus importants sont ceux de M. Gough et de M. le Dr Roër, qui a traduit et commenté les Soûtras de Kanada, dans le Journal de la Société asiatique allemande, t. XXI, p. 420, et t. XXII, p. 383. B. S.-H.
Dernière mise à jour:2009-03-09 21:58:48 |