On attribue à Xénophane un grand nombre de poëmes, mais dont un seul intéresse la philosophie, c'est celui qui a pour titre de la Nature (Περi τηs Φύσεως). Ce titre, qu'on rencontre, avant Socrate, dans une foule de compositions philosophiques, soit en vers, soit en prose, c'est Xénophane qui paraît l'avoir adopté le premier pour un genre de poésie dont il est le créateur. Le poëme de la nature, selon l'usage de ces temps reculés, n'a pas été écrit; mais Xénophane, comme nous l'avons dit plus haut, le récitait en chantant, et c'est la tradition seule qui nous en a conservé quelques fragments. On conçoit qu'une œuvre publiée de cette manière a dû périr presque en entier : il n'en est pas de même des opinions de Xénophane, que les générations philosophiques ont pu se transmettre sans le texte. C'est ainsi que nous possédons un grand nombre de témoignages indirects, de fragments en prose recueillis dans différents auteurs, et qui, sans les compléter, ajoutent considérablement aux fragments poétiques. Ce serait se faire beaucoup d'illusion que de vouloir tirer de ces débris un système régulier et parfaitement un; mais on n'y aperçoit pas non plus la contradiction qu'on a reprochée à Xénophane, en divisant sa doctrine en deux parties diamétralement opposées, dont l'une appartiendrait à l'école ionienne et l'autre à l'école pythagoricienne. Ses opinions lui appartiennent et se laissent très-bien concilier entre elles. Les unes, purement critiques, sont dirigées contre l'anthropomorphisme païen ; les autres se rapportent à la vraie nature de Dieu et représentent ce qu'on peut appeler la métaphysique de Xénophane; enfin, reste ce qu'on a appelé sa physique, c'est-à-dire les opinions que nous tenons de nos sens, et qui, dans sa pensée, comme dans celle de ses disciples, ne nous représentent que des apparences sans réalité. Sur la guerre que Xénophane faisait au polythéisme, il ne peut y avoir aucun doute. « Ce sont les hommes, dit-il, qui semblent avoir produit les dieux et qui leur prêtent leurs vêtements, leur voix et leur forme. » — « Les Éthiopiens les représentent noirs et camus, les Thraces avec des yeux bleus et des cheveux roux. » — « Si les bœufs ou les lions avaient des mains, s'ils savaient peindre avec les mains et exécuter les mêmes ouvrages que les hommes, ils peindraient aussi des images et des dieux et les représenteraient avec des corps de la même forme que le leur : les chevaux avec un corps de cheval, les boeufs avec un corps de boeuf. » Aristote, dans sa Rhétorique, lui fait dire que c'est une égale impiété de prétendre que les dieux naissent ou qu'ils meurent, car l'une et l'autre opinion détruit l'existence des dieux. Cette religion poétique de la Grèce, il ne la trouve pas seulement absurde, il lui reproche d'être immorale. « Homère et Hésiode, dit-il, ont attribué aux dieux tout ce qui passe aux yeux des hommes pour déshonneur et infamie : le vol, l'adultère et la trahison. » Aussi Timon l'appelle-t-il le contradicteur des mensonges d'Homère. Cependant, ce poëte est encore celui qu'il préfère à tous les autres. Il n'était pas moins ennemi des philosophes qui parlent par allégories et qui introduisent dans leurs spéculations les divinités mythologiques, tels que Ëpiménide et même Pythagore. Il a composé contre ce dernier une épigramme assez mordante, qui nous a été conservée. Aux grossières divinités de l'Olympe, Xénophane veut substituer le Dieu unique, le Dieu immatériel, le Dieu immuable de la raison; c'est vers ce but que tendent tous les efforts de sa métaphysique ; car il ne faut pas confondre Xénophane avec ses successeurs : son dessein n'est pas d'établir qu'il n'y a qu'un seul être, mais un seul Dieu, et voici en quels termes il le définit dans son poëme : « Un seul Dieu supérieur aux dieux et aux hommes, et qui ne ressemble aux mortels ni par le corps ni par l'intelligence. » — " Il est tout œil, tout intelligence, tout oreille. Sans connaître la fatigue, il dirige tout par la puissance de l'intelligence. » — « Toujours semblable à lui-même, il ne peut jamais changer ni passer d'un lieu dans un autre. » Xénophane ne se contentait pas d'énoncer ces propositions, il essayait de les démontrer; et les arguments qu'il employait nous ont été transmis, non dans leur texte, mais dans leur esprit, par Aristote, Théophraste et Simplicius. Il est impossible, disait-il, d'appliquer à Dieu l'idée de naissance; car tout ce qui naît doit naître nécessairement d'une chose semblable ou dissemblable à lui-même. Or, l'un et l'autre est impossible. Le semblable ne peut ni produire le semblable, ni en être produit; autrement la similitude serait détruite. Le dissemblable ne peut pas produire le dissemblable; car si le plus fort naissait du plus faible, ou le plus grand du plus petit, ou le meilleur du pire, ou, tout au contraire, le plus faible du plus fort, le pire du meilleur, l'être sortirait du non-être, et le non-être de l'être. Par cela seul que Dieu n'a pas commencé, il ne peut pas finir; car qu'est-ce qui finit ? qu'est-ce qui est atteint par la génération et la mort? C'est ce qui est né; mais tout ce qui n'est pas né, tout ce qui est par lui-même et non par un autre être, est éternel. Voilà l'éternité de Dieu démontrée : voici comment maintenant on prouve son unité. Si la nature divine existe, elle doit être ce qu'il y a de meilleur et de plus puissant ; par conséquent, Dieu est un; car s'il y avait deux ou plusieurs dieux, il ne serait pas tout ce qu'il y a de meilleur et de plus puissant. Or, si Dieu est éternel, il est immuable, et, par suite, immatériel, puisque la matière subit tous les changements. On conçoit que Parménide et Zénon, appliquant ces mêmes raisonnements à la notion de l'être, en aient tiré cette célèbre conclusion, que l'être est un, qu'il n'y a pas de milieu entre l'être et le non-être ; mais Xénophane n'a jamais professé ce panthéisme logique; il ne le laisse apercevoir, au moins d'une manière directe, dans aucun des fragments qui nous sont restés de lui, et l'on peut même lui attribuer le contraire; car puisque Dieu, comme il dit, gouverne ou meut le monde par la pensée de l'intelligence (νάον φρενί πάντα κραδαίνει), c'est qu'il est actif et distinct du monde. Cependant nous ferons remarquer que Dieu et l'intelligence, que Dieu et la pensée semblent se confondre chez lui, comme chez Parménide la pensée et l'être. « Étant un, dit Aristote (de Xénophane, Zenone et Gorgia), il convient qu'il soit partout semblable à lui-même, qu'il voie, qu'il entende, qu'il ait tous les sens dans son être tout entier ; car, s'il en était autrement, il y aurait en lui des parties qui seraient dominées les unes par les autres, ce qui est impossible. » C'est à cause de cette identité et de cette unité parfaite en Dieu, que Xénophane lui attribue la forme sphérique ; mais évidemment ces paroles ne peuvent être prises que pour une métaphore. Cet être immatériel, qui est tout intelligence et tout pensée, ne peut pas revêtir une forme géométrique. Nous voici arrivés à la partie la plus faible et la plus obscure de la doctrine de Xénophane, à ses idées sur le monde physique. Autant il a pu nous paraître affirmatif et absolu lorsqu'il parle de Dieu, autant il se montre ici irrésolu, sceptique ou esclave des apparences. Et comment s'en étonner? Si tout ce qu'il y a de réel dans l'existence appartient à Dieu, et si Dieu, la sphère éternelle, demeure renfermé en lui-même, parce qu'un être, comme nous l'avons vu précédemment n'en peut produire un autre, le monde, la génération, comme disent les anciens philosophes, est nécessairement quelque chose de problématique, d'inintelligible à la raison, ou il faut s'abandonner aux illusions des sens. De là cette sentence qu'on a faussement interprétée dans le sens d'un scepticisme universel ; car elle ne s'applique qu'à l'univers matériel et aux dieux de la mythologie : « Nul homme n'a su, nul homme ne saura rien de certain sur les dieux et sur l'univers (περί πάντων) ; et celui qui en parle le mieux n'en sait rien non plus : c'est l'opinion qui règne sur toutes ces choses. » Les auteurs sont partagés sur les principes physiques ou les éléments reconnus par Xénophane. Les uns veulent qu'il ait fait tout dériver de la terre, les autres de l'eau, d'autres de l'eau et de la terre tout ensemble; mais il est douteux même qu'il se soit occupé de cette question. On connaît mieux ce qu'il pensait de la forme de la terre. Se réglant sur l'apparence, il la considérait comme une sorte de cône tronqué qui a son sommet sous nos pieds, dont la base se perd dans l'infini, et qui touche à l'air ou à l'éther. La mer lui paraissait la source de toute humidité, et s'il y a de l'humidité dans la terre, c'est que la mer l'a envahie autrefois; de même si la mer est salée, c'est qu'il y a encore des parties terrestres en dissolution dans son sein. Les étoiles ne sont que des vapeurs de la terre, des nuages enflammés qui s'éteignent et se rallument comme des charbons : quand ils s'allument, nous disons qu'ils se lèvent; quand ils s'éteignent, qu'ils se couchent. Le soleil est composé de la même manière. C'est la chaleur qui, en échauffant la terre, produit les végétaux et les animaux. On le voit, tout est livré ici au hasard, à l'illusion et à l'apparence, parce que Dieu seul est l'objet de la raison.
Dernière mise à jour:2009-05-31 17:21:55 |