Ce n'est donc que l'économiste qui doit ici nous occuper, c'est-à-dire l'homme qui, le premier, à une époque si fertile en aspirations vers de nouvelles destinées, discuta d'une manière scientifique le grave problème de l'organisation intérieure du corps social. C'est par ce motif et à ce point de vue que Quesnay a droit à une place dans l'histoire de la pensée humaine : car c'est de lui que date, comme science, la recherche des lois selon lesquelles se forment et se distribuent les richesses au sein des sociétés. La manière dont une nation travaille, agit, se nourrit, dépense, acquiert, est, en effet, trop intimement liée à celle dont elle se développe moralement et intellectuellement, c'est-à-dire à la manière dont elle fait des progrès dans la civilisation, pour que tout le monde ne saisisse pas de suite l'importance du rôle de l'économie politique dans ce développement, et, partant, le rôle philosophique du vrai fondateur de cette science, à laquelle il donna son nom, en créant la secte dite des économistes. La chute du système de Law vers 1721, les ruines effroyables, les bouleversements de fortune qui en furent inévitablement la conséquence, avaient jeté le trouble dans toutes les imaginations. Par une réaction naturelle, la faveur publique s'était subitement reportée vers la propriété foncière, qui, seule s'était maintenue intacte, et avait résisté heureusement à la tempête. Beaucoup de propriétaires voulant, en outre, refaire une partie de leur fortune, rudement atteinte par les spéculations financières, s'occupèrent alors très-activement de leurs terres ; non plus comme cela avait été de mode jusque-là, en amateurs des champs, mais en agriculteurs, en administrateurs qui cherchaient et qui voulaient un résultat positif. De là la division et l'amélioration d'une foule de propriétés. Une pareille disposition des esprits ne tarda pas à se faire jour au dehors d'une manière très-marquée ; et, comme on exagère tout dans les moments d'enthousiasme, après avoir cru, du temps de Law, qu'on pouvait, en multipliant à l'infini et sans mesure le papier-monnaie, multiplier du même coup la richesse positive elle-même, on tomba ensuite dans l'exagération opposée, et on déclara à l'envi qu'il n'y avait qu'une seule richesse véritable, et que cette richesse c'était la terre. Bientôt on désigna sous le nom de parti agricole les hommes de tout rang, grands seigneurs ou gens de lettres, hommes pratiques ou purs spéculatifs, qui, dans les salons, dans les livres, dans les journaux, à la ville, à la cour, défendaient et propageaient cette opinion. C'est à ce moment et dans ces circonstances, vers 1750, que parurent les écrits de Quesnay, qui apporta à ce parti ce qui lui manquait, des dogmes précis et des formules scientifiques. Les impôts, surtout après Law et l'abbé Terray, étaient devenus écrasants ; l'attention des économistes se porta sur ce côté tout pratique de la politique. Le besoin de réformes rendit bientôt l'opinion favorable aux idées et aux principes des économistes qui promettaient et annonçaient une perception des impôts plus facile, plus fructueuse pour l'État et cependant moins onéreuse pour les citoyens. Aux yeux de Quesnay, la terre seule produit des richesses. Le travail agricole donne deux choses: 1° La nourriture et l'entretien de l'ouvrier ; 2° un excédant de valeur qui appartient au propriétaire, et que Quesnay appelle le produit net, expression qui devint rapidement fameuse. Quant au travail humain qui s'applique à d'autres choses qu'à la terre, Quesnay en niait la fécondité. C'était, on le voit facilement, une erreur énorme. Le vaisseau a une autre valeur que le bois du chêne dont il a été construit; Venise, privée de territoire, sut montrer, pendant des siècles, qu'on peut s'enrichir autrement que par la culture de la terre. Mais n'importe. La formule de Quesnay était simple, absolue, facile à retenir; elle avait pour elle le courant d'idées du moment; elle séduisit un grand nombre de personnes. D'ailleurs, le chef des économistes ne reculait pas devant les conséquences de son principe. Puisque la terre seule donne la richesse, seul le produit net doit supporter le fardeau de l'impôt. En revanche, le propriétaire foncier doit avoir la prééminence dans l'ordre politique. Aux autres citoyens, négociants, industriels, ouvriers, la liberté du travail appartient de droit comme étant la meilleure protection qu'on puisse leur accorder. De là l'axiome si connu, formulé par Gournay : Laissez faire, laissez passer. C'est la force de ce principe, si conforme au développement normal de la nature humaine, qui renversa les vieilles barrières de l'esprit féodal, les corporations, les jurandes, les maîtrises, et qui créa la concurrence, ce stimulant énergique de l'esprit d'entreprise et surtout de progrès. Ainsi, d'un côté, Quesnay favorisait la liberté dans l'industrie. Pour le reste, dans la politique proprement dite, il était, au contraire, l'ennemi de la liberté. Il exposa plus particulièrement ses idées politiques dans les Maximes générales du gouvernement économique du royaume agricole, qui semblent respirer à chaque page la doctrine de Hobbes sur le gouvernement absolu, sans aucun mélange d'institutions libérales. Chose singulière et bien digne d'être remarquée ! Quesnay et ses disciples croyaient pouvoir laisser à la liberté humaine une certaine part d'action dans le mécanisme social, et lui refuser une place dans la direction générale des affaires. Du reste, c'était dans l'intérêt des peuples eux-mêmes que les disciples de Quesnay, et particulièrement Mercier de la Rivière et l'abbé Baudeau préconisaient le despotisme. Ils se le représentaient sous les couleurs d'un gouvernement paternel et patriarcal, et n'apercevaient dans les institutions libérales que les germes de l'anarchie. De plus, ils estimaient plus facile de persuader un prince, c'est-à-dire un homme seul, qu'un peuple entier. Par conséquent, les réformes devant descendre du trône (Colbert avait montré comment cela peut s'accomplir), elles devenaient plus faciles et plus assurées sous le gouvernement absolu d'un seul que sous un gouvernement populaire. Ajoutons que les exemples de souverains libres penseurs que donna le xviiie siècle dans la personne de Frédéric II, Joseph II, Catherine, et d'autres, venaient assez à l'appui de cette théorie et la rendaient plus spécieuse. Ainsi s'explique la protection singulière dont Quesnay et ses disciples furent couverts par Louis XV, par opposition aux philosophes et aux encyclopédistes. Quesnay, d'ailleurs, méritait cette protection par une grande réserve de conduite. Jamais il ne se mêla d'aucune intrigue littéraire ou politique. Mais les économistes avaient beau faire : les attaques contre les abus administratifs de tout genre qui existaient alors portaient nécessairement plus haut qu'ils ne pensaient eux-mêmes et qu'ils ne voulaient. On ne donne pas impunément un élément sérieux à l'esprit de discussion. Avec et par les économistes, aussi bien que les encyclopédistes, la polémique s'emparait des plus graves problèmes sociaux, et préparait dans les intelligences la grande et radicale réforme qui s'appela plus tard la révolution de 1789. A dater de 1750, l'agriculture et les travaux publics, tels que les routes, les canaux, les ports, les ponts sur les rivières, préoccupèrent de plus en plus l'opinion publique. Quelques résultats furent atteints dans cette voie, particulièrement sous le ministère de Turgot. La condition du paysan fut un peu améliorée par l'abolition de la corvée. Mais ces réformes timides et incomplètes furent en quelque sorte de l'huile sur le feu, en montrant, par le peu que l'on faisait, tout le bien qu'on ne faisait pas. C est ainsi que les économistes, Quesnay à leur tête, prirent une part si importante et si décisive au mouvement qui emportait vers des destinées inconnues toutes les intelligences. Ils eurent beau faire des réserves sur tout le reste et se montrer plus ouvertement que personne les amis du pouvoir établi, c'est-à-dire du pouvoir absolu; à leur insu, malgré eux, ils servaient la cause de la révolution. Aussi, plus tard, plus d'un point de leurs doctrines fut-il applique et réalisé au milieu d'une foule d'autres innovations, sans que personne songeât à se rappeler que les écrivains qui avaient recommandé ces innovations s'étaient montrés en même temps les partisans du despotisme politique.
Dernière mise à jour:2009-03-20 00:24:11 |