Kant resta de longues années dans cet état d’esprit qu’il a appelé lui-même le sommeil dogmatique. Le scepticisme de Hume le réveilla, c’est-à-dire lui apprit à se défier de la portée de l’esprit humain et de la valeur des spéculations métaphysiques. Il se demanda ce qu’il y a de solide au fond dans ces spéculations toujours vantées par les uns, toujours rabaissées par les autres au rang des chimères, et qui entassent systèmes sur systèmes sans parvenir jamais à satisfaire et à fixer définitivement même les esprits les mieux disposés en leur faveur; il se demanda si ces spéculations ambitieuses ne porteraient point par hasard sur des objets placés en dehors des limites de la connaissance humaine. Mais il se demanda, d’un autre côté, si l’empirisme n’était pas insuffisant à expliquer cette connaissance, même la connaissance sensible, et si sur une telle base on pouvait fonder la morale et la religion qui conviennent à l’humanité. On ne reculait point d’ailleurs devant les conséquences de cette doctrine, on les avouait hautement, et l’âme profondément morale et religieuse de Kant en devait être révoltée. Mais comment découvrir le vice de I’empirisme et du scepticisme d’une part, du dogmatisme rationnel de l’autre, et la voie que doit suivre la philosophie entre ces deux excès opposés ? En remontant aux principes de la connaissance humaine pour en découvrir et en discuter l’origine, la valeur et la portée. Il faut soumettre l’esprit humain tout entier à un examen sévère, afin de reconnaître exactement la nature de sa constitution et les limites dans lesquelles il doit se renfermer, comment se produit en lui la connaissance, et quelle en est la valeur et l’étendue, ce qu’il a le droit d’affirmer ou de croire, et ce qu’il doit savoir ignorer. Par là on verra clairement, d’un côté, jusqu’à quel point le dogmatisme est légitime et où il cesse de l’être, et, de l’autre, ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a de faux dans l’empirisme et le scepticisme. C’est pour avoir manqué à cette condition, que la première de ces deux doctrines a si ambitieusement exagéré la portée de l’esprit humain, et c’est aussi pour n’avoir pas scruté assez profondément la nature de la connaissance humaine, que la seconde l’a si grossièrement mutilée et restreinte. De là aussi ces querelles incessantes dont l’histoire de la philosophie nous donne le spectacle, où les uns η hésitent pas plus à nier ou à douter, que les autres à affirmer. Pour terminer ces querelles, il faut rappeler les uns et les autres à l’étude de l’esprit humain, de sa nature et de ses lois, de ses bornes et de sa portée. Ainsi ferat-on une juste part à l’expérience et à la raison, au doute et à l’affirmation ou à la croyance, et conciliera-t-on ces éléments, jusqu’alors en guerre, au sein d’une sage philosophie. C’est du moins ce que Kant veut entreprendre. L’idée de remonter aux principes de la connaissance humaine, pour les soumettre à un examen critique, n’est pas sans doute une idée nouvelle. Sans parler de la philosophie ancienne, c’est par là que débute Descartes, c’est-à-dire la philosophie moderne. Qu’est-ce, en effet, que le doute méthodique de Descartes, sinon la résolution de remettre toutes ses connaissances à l’examen? Et qu’est-ce que cet examen, sinon celui des principes ou des facultés d’où dérivent ces connaissances, des fondements sur lesquels repose tout l’édifice? Par là, non-seulement Descartes a proclamé le principe de la liberté d’examen, et, en affranchissant la pensée, fondé la philosophie moderne, mais il lui a donné aussi ce caractère critique, qui, en se développant de plus en plus, devait préparer et produire la philosophie kantienne. Locke, tout adversaire qu’il est du cartésianisme, ne s’en rattache pas moins à ce grand mouvement philosophique dont Descartes est l’auteur. Le titre seul de son ouvrage, Essai concernant l’entendement humain, en indique assez le caractère. A cet ouvrage, où Locke attaquait au nom de l’empirisme la théorie cartésienne des idées innées, Leibniz opposait au nom du cartésianisme et de sa propre philosophie ses Nouveaux essais sur l’entendement humain. Plus tard, l’idéaliste Berkeley publia son Traité sur les principes de la connaissance humaine, et enfin le sceptique Hume, dans ses Recherches sur l’entendement humain, expose avec une remarquable précision la nécessité de soumettre à une exacte critique les facultés de l’intelligence, afin d’en découvrir les lois et les principes et d’en déterminer la valeur. Voilà bien déjà l’idée de Kant. Mais si Kant trouva cette idée dans Hume, qui lui-même ne l’avait pas inventée, il sut l’envisager sous un jour tout nouveau. C’est ici qu’éclate la profonde originalité de ce penseur, et c’est par là qu’il a fondé une philosophie tout à fait nouvelle, la philosophie critique. Nous avons déjà indiqué d’une manière générale le double but de cette philosophie; il s’agit : 1° de déterminer la part de la raison dans la connaissance, et de montrer par ce moyen l’erreur de l’empirisme ; 2° de discuter la valeur et la portée de la connaissance ainsi rendue à sa véritable origine et de mettre un terme aux longues erreurs et a la lutte constante du scepticisme et du dogmatisme, en les renfermant tous les deux dans leurs bornes légitimes. Tel est en effet le double but de la critique de Kant, et cette critique, ainsi entendue, est la condition première de toute véritable philosophie. En expliquant ces points fondamentaux de la philosophie de Kant, nous en ferons comprendre toute l’originalité. I. Distinguant dans la connaissance deux sortes d’éléments, les uns empiriques, c’est-à-dire qui viennent des sens extérieurs ou du sens intime, les autres que l’esprit tire de lui-même, ou qui viennent de la raison, Kant entreprend de dégager les seconds des premiers, et, en les considérant indépendamment de toute donnée empirique, d’en construire une science pure ou a priori, comme la logique ou les mathématiques. En même temps cette science pure de la raison devra embrasser tous les principes a priori qui dérivent de cette faculté, en marquant la place et en déterminant le rôle de chacun dans l’ensemble de la connaissance. Or il est vrai de dire que personne avant Kant n’avait eu l’idée de dégager entièrement dans la connaissance humaine les éléments purs ou rationnels des éléments empiriques, pour faire exactement la part de la raison dans la connaissance, et que ceux-là même qui avaient le mieux distingué la raison des sens n’avaient pas songé à faire la science de la raison pure, ou de la raison considérée en elle-même et indépendamment de tout élément étranger. Aucun philosophe, par conséquent, n’avait songé encore à tracer un tableau complet et systématique des principes a priori de la connaissance, c’est-àdire un tableau où tous fussent représentés et chacun à sa place ou suivant son rôle. Pour trouver dans l’histoire de la philosophie quelque chose d’analogue à cette partie de l’œuvre de Kant, il faudrait remonter jusqu’à la logique d’Aristote. Mais la logique d’Aristote ne s’occupe que des lois de la pensée en général, abstraction faite des objets auxquels elle peut s’appliquer, tandis que la science, que Kant entreprend de fonder sous le nom de critique de la raison pure, cherche à dégager de tout élément empirique et à considérer dans toute la pureté de leur origine les principes a priori qui se rapportent à la connaissance de certains objets déterminés, comme la nature ou la liberté. Kant devait comprendre la morale, comme en général toute la connaissance humaine, dans cette entreprise. Il a parfaitement vu que si l’empirisme est insuffisant à expliquer la connaissance en général, il perd la morale en voulant la fonder sur les données de l’expérience, et qu’on n’en peut chercher les principes ailleurs que dans la raison ; et ici encore il a entrepris de dégager absolument les principes a priori qui dérivent de la raison, des éléments empiriques auxquels ils peuvent être mêlés et avec lesquels on ne saurait les confondre ou les associer sans en ruiner ou en compromettre l’autorité. C’est là une des parties les plus originales de la philosophie de Kant. Nous y reviendrons ; bornons-nous ici à remarquer que Kant, en combattant l’empirisme sur le terrain de la morale, a entrepris le premier, du moins avec cette précision, de faire de cette science une science entièrement pure ou indépendante de l’expérience. Faire exactement la part de la raison dans toutes les parties de la connaissance humaine, et par là rendre compte de la connaissance et en particulier de la morale, telle est donc la première tâche que se propose Kant dans sa critique, et c’est pourquoi il lui a donné aussi le titre de critique de la raison pure. Cette critique suppose qu’il y a dans la connaissance des éléments qui ne viennent pas de l’expérience, puisqu’elle n’est autre chose que l’examen de ces éléments; par conséquent, elle doit commencer par en établir l’existence. Comment Kant prouvet-il, contre Hume et l’empirisme, qu’il y a dans la connaissance des éléments qui ne viennent pas de l’expérience? Et comment, cela prouvé, parvient-il à découvrir et à dégager ces éléments? En répondant à ces questions, nous ferions ressortir davantage encore l’originalité de sa philosophie; mais, pour y répondre, il faudrait entrer dans des détails qui trouveront leur place plus loin. Qu’il nous suffise ici d’avoir exposé le but et le caractère de cette partie de la critique. II. Mais il ne suffit pas de rétablir contre l’empirisme les éléments purs ou a priori qui entrent dans la connaissance humaine ; il ne suffit pas d’en tracer un tableau systématique et complet ; il faut encore en examiner la valeur et la portée. C’est même là la grande question pour Kant, la question fondamentale de la critique. Kant ne se met à la recherche des principes a priori de la connaissance, il n’entreprend d’en déterminer la nature et les caractères, que pour en déterminer ensuite la valeur et la portée. Or, par ce côté encore, la philosophie de Kant est profondément originale. Kant a conçu et traité ce problème avec une précision sans exemple, et il en a donné lui-même une solution toute nouvelle. Tout à l’heure nous l’avons montré se tournant contre l’empirisme; il faut le montrer maintenant s’attaquant tout à la fois à l’ancien dogmatisme et à l’empirisme. Celui-ci nie ce qu’il devrait se borner à mettre en doute, ou ce qu’il devrait admettre comme l’objet d’une croyance fondée sur la raison, sinon comme un objet de connaissance; celui-là prétend connaître ce qui dépasse les limites de l’esprit humain. D’où vient l’erreur du premier et l’illusion du second? De ce qu’ils n’ont pas commencé par soumettre à un sévère examen les principes sur lesquels repose la connaissance humaine ; de ce que la critique leur a manqué. Pour détruire cette erreur, source d’abus déplorables, et pour dissiper cette illusion, d’où sortent tant de beaux mais vains systèmes; pour mettre fin d’un seul coup à la lutte incessante de ces deux doctrines, également dogmatiques, mais en sens divers, il faut donc remonter aux principes fondamentaux de la connaissance, et les soumettre à un examen qui en fasse voir la valeur et la portée. Par là; comme nous l’avons déjà dit, on saura exactement ce qu’il y a de vrai et de faux dans le dogmatisme, et ce qu’il y a de vrai et de faux dans l’empirisme et le scepticisme; et ces deux doctrines qui se combattaient, faute de bien connaître la nature, les conditions et les limites de l’esprit humain, se réconcilieront et se fondront au sein d’une philosophie qui, en déterminant exactement la nature, les conditions et les limites de l’esprit humain, lui apprendra ce qu’il peut et ce qu’il ne peut pas : quid valeant humeri, quia ferre récusent. De quelque manière qu’on juge les résultats auxquels Kant est arrive sur cette grande question, quand même on lui reprocherait d’avoir resserré le dogmatisme en des limites trop étroites, et d’avoir fait au scepticisme une trop large part, il aurait toujours la gloire d’avoir posé ce problème et d’en avoir déterminé les conditions avec une précision admirable. Mais il est difficile de séparer dans l’œuvre critique de Kant le problème de la solution qu’il en a donnée, et, sans entrer encore dans beaucoup de détails, il suffit d’en indiquer les résultats généraux pour en faire saisir aussitôt la nouveauté. Nous avons vu que Kant se sépare de Hume et de l’empirisme en admettant dans la connaissance des éléments qui ne viennent pas des sens, mais que l’esprit tire de lui-même : en cela Kant se distingue au milieu de son siècle, dévoué à la philosophie de la sensation; mais en même temps il partage l’amour de son siècle pour l’expérience, et sa crainte de l’hypothèse et des spéculations métaphysiques. Toute la métaphysique des siècles passés n’est plus à ses yeux qu’un dogmatisme vermoulu. Ce n’est pas qu’il admette qu’on puisse être indifférent au sujet des questions qu’agite la métaphysique : il reconnaît qu’il n’y en a pas de plus hautes ni de plus intéressantes. Mais il demande aussi ce que, sur ces questions, l’ancienne métaphysique a produit jusqu’ici de solide et de durable. N’est-ce pas que jusqu’ici elle a bâti dans le vide, et qu’elle a pris des hypothèses pour des réalités? L’hypothèse, tel est en effet l’écueil de l’ancienne métaphysique, ou du dogmatisme sans critique. L’expérience, telle est l’ancre que la critique propose d’abord à l’esprit humain pour le sauver de cet écueil. En effet, bien que Kant n’entende pas l’expérience à la manière de Hume et de Locke, tout en reconnaissant qu’elle-même serait impossible sans les éléments purs ou a priori qu’y ajoute la raison, il limite la valeur de ces principes à cet usage, c’est-à-dire que, selon lui nous n’en pouvons affirmer autre chose, sinon qu’ils servent à rendre l’expérience possible, et en général il limite la connaissance humaine à l’expérience ainsi entendue. Tout ce qui dépasse les limites de l’expérience dépasse les limites de la connaissance ; et. Si nous pouvons concevoir quelque chose au delà, comme Dieu, nous ne pouvons le connaître d’une manière déterminée, et nous ne sommes pas même fondés à en affirmer l’existence. Heureusement Kant ne s’en tient pas à cette étroite doctrine. Elle a sur l’empirisme vulgaire l’avantage de rendre à la raison les principes que celui-ci attribuait à la seule expérience, et d’admettre au moins comme possible ce qu’il niait et rejetait audacieusement. Mais cet avantage serait bien mince, s’il fallait s’y borner. Kant échappe par la morale, ou, selon son langage, par la critique de la raison pratique, au scepticisme où l’a conduit la critique de la raison spéculative : car il distingue de la raison spéculative ou théorique la raison pratique ; et la faculté qu’il refuse à la première de pouvoir déterminer et affirmer quelque chose en dehors des limites de l’expérience, il l’accorde à la seconde. Mais d’où vient à la raison pratique cette puissance que n’a pas la raison spéculative, et quelles en sont les limites? c’est ce qu’il faut ici indiquer en quelques mots. Les principes a priori qui servent à constituer la connaissance de la nature, ou, comme dit Kant, à rendre l’expérience possible, c’est-à-dire les principes de la raison spéculative ou théorique, sont sans doute des principes nécessaires; mais de quel droit affirmer que cette nécessité n’est pas purement relative à la constitution de notre esprit ? Comment prétendre que ce sont autre chose que des conditions imposées par celte constitution même à la possibilité de l’expérience? Que si. d’un autre côté, nous concevons quelque chose qui échappe à ces conditions, sur quel fondement en déterminer la nature et en affirmer la réalité, à moins que nous ne nous adressions à la morale, c’est-à-dire que nous ne passions de la raison spéculative à la raison pratique? Jusque-là il n’y aura pour nous que pures conceptions, possibles sans doute et peut-être même nécessaires à l’achèvement de la connaissance spéculative, mais dont la réalité objective restera hypothétique. Mais interrogez la raison pratique, c’est-à-dire examinez les principes α priori qu’elle impose à la volonté : ces principes ne sont pas nécessaires seulement pour notre volonté, ils sont nécessaires absolument, car ils s’imposent également à la volonté de tout être raisonnable, quel qu’il soit; par conséquent, ils ont une valeur objective qu’il est impossible de mettre en doute. Voilà donc établie par la raison pratique une vérité objective, absolument indépendante de l’expérience, la vérité de la loi morale. Maintenant, tout ce qui est nécessairement lié à cette vérité, tout ce qui en est la condition ou la conséquence, devra être admis par cela même. Or, telles sont précisément la liberté de la volonté, la survivance de l’âme, la divine Providence. La première est la condition même de la loi morale; les deux autres en sont les conséquences. Ainsi la raison pratique, en posant la loi morale comme une vérité absolue, assure en même temps la réalité objective de ce dont la raison spéculative ne pouvait affirmer que la possibilité. La loi morale est donc, pour Kant, l’unique fondement sur lequel nous pouvons nous appuyer pour déterminer et affirmer quelque chose en dehors de l’expérience; et, puisque ce fondement est unique, toute détermination et toute affirmation de ce genre n’a de valeur qu’autant qu’elle s’y appuie et trouve ses limites dans cette condition même. C’est ainsi que Kant oppose au scepticisme auquel l’a conduit la critique de la raison spéculative un dogmatisme moral, qui a pour fondement l’inébranlable autorité de la loi morale, et pour corollaires le fait désormais certain de la liberté, puisque ce fait est la condition même de la pratique de cette loi, et la croyance à l’immortalité de l’âme et à la divine Providence, puisque autrement la destination morale de l’homme ne pourrait être accomplie. Telle est la solution à laquelle Kant arrive sur cette grande question dont il fait le principal objet de sa critique. On voit en quelles limites il renferme la connaissance humaine d’un côté, et quelle portée il lui accorde de l’autre; quelle part il fait au scepticisme né de l’empirisme, et quelle part au dogmatisme issu du rationalisme. Dans cette solution, Kant suit à la fois et réforme l’esprit de son siècle. Fidèle à cet esprit, il réduit d’abord la connaissance humaine à l’expérience, et condamne comme de vaines hypothèses toutes les spéculations tentées par l’ancienne métaphysique pour saisir quelque chose au delà ; mais, après s’être déjà séparé de cet esprit, en élargissant la base de l’expérience, c’est-à-dire en y rétablissant les conditions a priori ou les éléments rationnels qu’on y avait méconnus, après s’en être séparé aussi en admettant au moins comme possible ce que l’étroit empirisme du temps n’hésitait pas à regarder comme faux, il se sépare bien plus encore des doctrines régnantes, en attaquant la morale de l’empirisme, c’est-à-dire la morale du plaisir ou de l’intérêt, ou la morale plus pure, mais tout aussi insuffisante, du sentiment, en proclamant, à la place de ces principes arbitraires et variables, le principe absolu et universel de la loi morale, du devoir, et, cette première vérité une fois établie, en y rattachant toutes celles qui en dépendent et qui deviennent ainsi ellesmêmes autant de vérités morales, la liberté, l’immortalité de l’âme et la divine Providence. Scepticisme métaphysique et dogmatisme moral, voilà, en un mot, sur ce point, le double résultat de la critique de Kant. A l’ancien dogmatisme il oppose son scepticisme ; au scepticisme ou au dogmatisme négatif de son temps, son dogmatisme moral. Il entreprend à la fois de détourner la philosophie des vaines spéculations où s’égarait le premier, en lui montrant les étroites limites de la connaissance humaine, et de sauver des attaques du second les titres de notre dignité et les vérités dont nous avons besoin pour concevoir et accomplir notre destination. D’un côté, il rappelle l’homme au sentiment de sa faiblesse intellectuelle; de l’autre, à la conscience de sa grandeur morale. Cette entreprise, tentée après le long règne de la philosophie dogmatique du xviie siècle, et au milieu des égarements du scepticisme radical du xviiie siècle, ne rappelle-t-elle pas, malgré toutes les différences qui les séparent, celle de Socrate? Socrate aussi s’attaquait à la fois, d’une part à l’ambitieux mais stérile dogmatisme des anciennes écoles, et, de l’autre, au scepticisme immoral des sophistes. Au premier il opposait une réserve ironiquement sceptique; mais il défendait énergiquement contre le second la dignité humaine, la vertu, la justice et le droit, la Providence divine, l’espoir en une autre vie, et il les rappelait l’un et l’autre à la connaissance de soi-même : Γνῶθι σεαυτόν. La philosophie de Socrate était profondément humaine. On a dit qu’il avait fait descendre la philosophie du ciel sur la terre. On en pourrait dire autant de Kant. En général, le caractère pratique domine dans la philosophie du xviiie siècle, comme dans celle du XVIIIe le caractère spéculatif, et, tandis que celle-ci, tout en affranchissant l’esprit humain du joug de la scolastique, se préoccupait de Dieu au point d’oublier l’homme, celle-là se préoccupa de l’homme au point d’oublier Dieu. Comme la philosophie du XVIIIe siècle, mais avec plus de profondeur et d’élévation, la philosophie de Kant est pratique, puisque la raison pratique, c’est-à-dire la morale, en est le principal fondement; comme elle, il revendique la personnalité humaine, mais il la place dans la liberté morale, et, la morale une fois établie sur le fondement de la raison pratique, sur le devoir et la liberté, il ne craint pas de lui donner pour couronnement la croyance et l’existence de Dieu, en sorte que l’adversaire de l’ancienne théodicée ou de l’ancienne métaphysique devient aussi celui de l’athéisme, et que l’ennemi de tout ce qui, de près ou de loin, rappelle le mysticisme, unit par un acte de foi religieuse fondé sur la raison pratique. III. On a vu que la critique kantienne consiste à remonter aux principes ou aux conditions a priori de la connaissance humaine. Or, tel doit être le point de départ et telle est la condition de la métaphysique tout entière. Qu’est-ce, en effet, que la métaphysique? Kant la définit quelque part un inventaire systématique de toutes les richesses intellectuelles qui proviennent de la raison pure. Mais quels sont les titres et quelle est l’étendue de ces richesses? Voilà ce qu’il faut savoir avant tout. De là deux parties dans la métaphysique : la première, qui remonte jusqu’aux principes de la connaissance pour en déterminer l’origine, la valeur et la portée, c’est la critique, la seconde, qui constate et systématise toutes les connaissances a priori, qu’on peut élever sur le terrain préparé par la première, c’est la doctrine. La première est la condition nécessaire, ou, comme dit Kant, la propédeutique de la seconde: sans elle, il n’y a pour la métaphysique qu’assertions chimériques, ou, tout au moins, que gratuites hypothèses ; mais, d’un autre côté, sans la seconde, la métaphysique n’a fait encore que poser et assurer ses fondements : l’édifice n’existe pas. La critique est le commencement de la métaphysique; mais elle n’en est que le commencement. C’est dans l’union de ces deux parties, la première comme préparation, la seconde comme construction, que consiste la véritable métaphysique. Il faut le reconnaître, quoiqu’on eût souvent proclamé avant Kant la nécessité de commencer la philosophie par l’examen des principes mêmes de la connaissance, on n’avait jamais distingué et séparé si profondément cet examen des principes de celui des résultats, ou, pour employer les termes de Kant, la critique de la doctrine. C’est que cet examen même n’avait pas encore été élevé jusqu’à la hauteur d’un véritable système: c’est à Kant qu’appartient l’honneur de l’avoir ainsi et conçu et exécuté pour la première fois. Quoi qu’on puisse penser de la méthode particulière qu’il y a appliquée et des résultats auxquels il est arrivé, soit dans la partie critique, soit dans la partie doctrinale de sa philosophie, on ne peut nier l’immense service qu’il a rendu à l’esprit humain en ne proclamant pas seulement comme un précepte, à l’exemple de Socrate, ou comme une méthode trop vite oubliée, à l’exemple de Descartes, mais en érigeant en système la première de toutes les connaissances et la condition de toutes les autres : la connaissance de la faculté de connaître, c’està-dire de l’origine, de la nature et de la valeur de ses principes. En même temps Kant proclame, comme Descartes, mais avec bien plus de force et de netteté, le principe sacré et inviolable de la liberté de penser. Il comprit parfaitement que toute restriction apportée à ce principe en altère la nature et la vertu ; aussi réclame-t-il pour la philosophie une absolue indépendance. « Notre siècle est le siècle de la critique, s’écrie-t-il quelque part avec une juste fierté; rien ne peut s’y soustraire, ni la religion avec sa sainteté, ni la législation avec sa majesté. » Ce droit de tout soumettre au libre examen de la raison, Kant ne manqua pas de l’appliquer à la religion même, et il fut par là un des fondateurs de cette libre interprétation des livres et des dogmes sacrés à laquelle on a donné le nom de rationalisme. Rappelons aussi qu’il vit dans la révolution française l’avénement et l’application de ce droit primitif et sacré de la raison humaine de tout soumettre à son tribunal, et de renouveler les institutions et les mœurs publiques conformément à ses lois : il en salua l’aurore avec reconnaissance. A plus forte raison, ne reconnaît-il pas de limites à la liberté do penser dans le cercle même de la spéculation philosophique : elle doit être absolue. La philosophie ne doit songer qu’à l’intérêt de la vérité, ut l’on ne peut lui opposer d’autre autorité que celle de la raison. Toute doctrine qui se présente au nom de la vérité et de la raison, quelle qu’elle soit et si contraire qu’elle puisse paraître aux intérêts de la politique vulgaire et de la religion établie, doit pouvoir se produire au grand jour; c’est à la raison même, et non à la force armée, qu’il appartient d’en faire justice si elle est mauvaise, et, loin que les vrais intérêts de l’humanité puissent souffrir de cette liberté accordée à toutes les doctrines, l’humanité ne peut qu’y gagner : la vérité se fera jour et la vérité ne saurait être funeste. En réclamant et en appliquant ainsi la liberté de penser, Kant a aussi le mérite de débarrasser la philosophie de toute cette hypocrisie dont elle use trop souvent et qui la dégrade sans la servir. Il répète souvent que la sincérité est le premier devoir du philosophe, et, disons-le à son honneur, jamais il n’a manqué à ce devoir. La critique, c’est-à-dire la première partie de la philosophie de Kant, considère la raison pure soit dans son rapport à la connaissance, soit dans son rapport à la volonté : de là la critique de la raison pure (spéculative) et la critique de la raison (pure) pratique; entre ces deux critiques, Kant a placé plus tard comme un lien et une transition la critique du jugement, et ces trois critiques constituent l’ensemble de son système critique. Maintenant, aux deux parties essentielles et distinctes de la critique, correspondent dans la doctrine deux parties également essentielles et distinctes : la métaphysique de la nature et la métaphysique des mœurs. Nous suivrons cet ordre et ces divisions, et nous compléterons l’idée que nous devons donner ici de la philosophie de Kant, par l’analyse rapide de ses principaux ouvrages. Critique. 1° Critique de la raison pure. — Kant commence par reconnaître que l’exercice de nos sens est la condition du développement de notre activité intellectuelle : car sans les sens elle ne serait provoquée par rien, et elle n’aurait point de matière à laquelle elle pût s’appliquer; mais il prétend en même temps que les sens ne suffisent pas à expliquer la connaissance humaine tout entière, pas même cette partie de la connaissance qu’on appelle l’expérience. En effet, que donnent les sens? Le particulier et le contingent. Si donc il y a des connaissances universelles et nécessaires, elles ne peuvent venir des sens ou de l’expérience. L’universalité et la nécessité sont comme un double critérium, à l’aide duquel on pourra distinguer les connaissances qui viennent de l’expérience, ou qui sont a posteriori, de celles qui n’en viennent pas ou qui sont a priori. Or, qu’il y ait des connaissances marquées de ce double caractère, il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil sur les sciences, particulièrement sur les sciences mathématiques ; il suffit même d’interroger le sens commun. Bien plus, que serait l’expérience même, réduite aux données des sens? Une collection de représentations partielles, isolées, sans lien et sans unité, quelque chose qui ne mériterait pas le nom de connaissance. Il faut donc que dans cette connaissance même, qu’on appelle l’expérience, il y ait, outre les données fournies par les sens, certains éléments universels et nécessaires, qui, en s’appliquant à ces données, les convertissent en une véritable connaissance; et ces éléments ne peuvent dériver de l’expérience, puisqu’il faut qu’ils existent pour que l’expérience soit possible. Ainsi deux sortes d’éléments dans la connaissance, même dans la connaissance sensible : les éléments empiriques, ou a posteriori : ce sont les données des sens, ou tout ce que l’esprit reçoit des objets avec lesquels il est en rapport par les sens; et les éléments rationnels, ou a priori : c’est tout ce que l’esprit tire de lui-même pour l’ajouter aux données sensibles. Les premiers constituent la matière, et les autres la forme de la connaissance. Cette distinction établie, il s’agit de dégager les éléments purs ou a priori des éléments empiriques avec lesquels ils sont mêlés, afin de tracer ainsi un tableau des conditions a priori de la connaissance, et, par l’examen de ces conditions, de déterminer la valeur et l’étendue de la connaissance elle-même. Mais comment opérer ce dégagement? En éliminant successivement dans la connaissance ce qu’elle contient de particulier et de variable : par là on obtiendra ce qu’elle a d’universel et de constant ; on écartera ainsi la matière de la connaissance, le reste sera la forme. Telle est la méthode appliquée ici par Kant aux facultés qui concourent à la formation de la connaissance. Ces facultés sont d’abord la sensibilité et l’entendement. La sensibilité est la capacité que nous avons de recevoir des intuitions ou des représentations des objets au moyen des affections ou des sensations qu’ils produisent en nous. Ces intuitions ou représentations sensibles, les seules dont nous soyons capables, constituent la matière de la connaissance; mais elles ne constituent pas à elles seules la connaissance tout entière, car elles sont par elles-mêmes isolées et sans lien : il faut une faculté qui les réunisse et les coordonne par une puissance qui lui soit propre; et cette faculté, qui n’est plus simplement une réceptivité, mais une véritable spontanéité, c’est l’entendement. La partie de la Critique de la raison pure, qui traite de la sensibilité, se nomme esthétique transcendentale, et celle qui traite de l’entendement, logique transcendentale. Dans la sensibilité, Kant comprend le sens intime aussi bien que les sens externes; et, faisant abstraction, d’une part, de tout! Ce que l’entendement peut y ajouter; de l’autre, de tout ce qu’il peut y avoir de particulier, de variable, ou d’empirique, c’est-à-dire de tout ce qui s’y rapporte à la sensation, pour ne s’occuper que de ce qu’il y a d’universel et de constant, c’està-dire de tout ce qui réside a priori dans la nature même de la sensibilité, il trouve ainsi deux concepts purs ou deux formes de la sensibilité, l’espace et le temps : le premier qui est exclusivement la forme des sens extérieurs; le second qui est d’abord et immédiatement la forme du sens intime, ensuite et médiatement celle des sens extérieurs. En effet, d’un côté, nous ne pouvons nous représenter les objets extérieurs sans nous les représenter dans l’espace ; et, d’un autre côté, nous ne pouvons nous représenter nos propres modifications sans nous les représenter dans le temps; et par suite, le temps est aussi nécessaire à la représentation des phénomènes extérieurs, qui correspondent à ces modifications internes. Le temps et l’espace sont donc les formes pures de la sensibilité en général, dont les intuitions ou les représentations sont la matière. Celles-ci correspondent à l’objet avec lequel nous sommes en rapport par le moyen des sens; celles-là viennent du sujet même, puisqu’elles sont imposées a priori à toute représentation des objets. De là Kant conclut que l’espace et le temps ne sont rien en soi, et que nous ne pouvons les considérer que comme les conditions subjectives de notre manière de nous représenter les choses. Comment, en effet, attribuer une valeur objective à des formes que l’esprit tire de lui-même a priori ou antérieurement à la connaissance des objets mêmes? Supposez un esprit autrement constitué que le nôtre, que seront pour lui l’espace et le temps? Il suit de là encore qu’en nous représentant les choses comme existant dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire, par exemple, d’une manière continue ou successive, nous ne pouvons nous flatter de les connaître telles qu’elles sont en soi : nous ne les connaissons que sous certaines conditions que nous impose notre constitution sensible ou le mode de -représentation qui nous est propre, et, par conséquent, que comme elles nous apparaissent en ver tu de ces conditions mêmes. Dans un esprit autrement constitué, ces conditions disparaissant, cette manière de se représenter les choses disparaîtrait aussi ou changerait de nature. Les intuitions sensibles, avec leurs formes pures, ne sont pas encore la connaissance ; il faut, comme nous l’avons déjà dit, qu’une faculté les réunisse et les coordonne pour les convertir en connaissance, et cette faculté, c’est l’entendement. Mais l’entendement ne peut remplir sa fonction qu’au moyen de certaines lois a priori ou de certains concepts purs, auxquels il ramène la diversité des intuitions que lui fournit la sensibilité, de même que la sensibilité ne peut remplir la sienne que sous certaines conditions qui sont les formes mêmes de l’intuition. Il s’agit de découvrir et de déterminer ces lois a priori, ou ces concepts purs sous lesquels l’entendement ramène, ou, comme dit Kant, subsume les intuitions de la sensibilité, pour les convertir en connaissance. Or, comme l’opération par laquelle a lieu ce résultat, n’est autre chose que le jugement, si l’on fait abstraction dans nos jugements de toute matière de la connaissance, pour n’en considérer que les formes générales et constantes, on obtiendra ainsi les concepts purs, ou, suivant une expression en partie renouvelée d’Aristote, les catégories de l’entendement. Le jugement a quatre formes dont chacune, en comprend trois: 1° quantité : jugements généraux, particuliers, singuliers ; 2° qualité : jugements affirmatifs, négatifs, limitatifs ; 3° relation: jugements catégoriques, hypothétiques, disjonctifs ; 4° modalité : jugements problématiques, assertoriques, apodictiques. A ces diverses formes du jugement correspondent autant de catégories ou de concepts purs de l’entendement. En voici la liste : 1° quantité : unité, pluralité, totalité (universalité) ; 2° qualité: réalité, négation, limitation ; 3° relation : inhérence et substance (substantia et accidens), causalité et dépendance (cause et effet), communauté (action réciproque) : 4 » modalité : possibilité-impossibilité, existence nonexistence, necessité-contingence. Kant résout la question de la valeur objective des catégories, comme il a résolu celle de la valeur objective des formes de la sensibilité. Les catégories de l’entendement sont les conditions a priori de la connaissance des objets sensibles, de même que les formes de la sensibilité sont les conditions a priori de l’intuition de ces objets. Elles dérivent de la nature même de l’entendement, comme le temps et l’espace de la nature même de la sensibilité. Elles ne se règlent donc pas sur la nature des choses qu’elles servent à nous faire connaître, et, par conséquent, elles ne peuvent être considérées comme des lois objectives. Elles sont les lois de notre esprit ; lois nécessaires sans doute, mais relatives à notre constitution et qui disparaîtraient avec elle. D’où il suit que nous ne connaissons pas les choses comme elles sont en elles-mêmes, ou, pour parler le langage de Kant, à l’état de noumènes, mais comme elles nous apparaissent sous certaines conditions subjectives déterminées par la nature de notre esprit, c’est-à-dire à l’état de phénomènes. La connaissance, telle qu’elle résulte du concours de la sensibilité et de l’entendement, n’a pas atteint son unité la plus haute. Elle est constituée, elle n’est pas achevée. Il faut donc admettre une troisième faculté dont les principes portent la connaissance à sa plus haute unité, ou lui servent de principes régulateurs suprêmes, et cette faculté supérieure, Kant la désigne particulièrement sous le nom de raison pure (quoique d’une manière générale il désigne aussi sous ce nom l’ensemble de tous les principes a priori de la connaissance spéculative et pratique). La raison pure a pour caractère de dépasser les limites de la sensibilité et de l’entendement, c’est-à-dire de l’expérience, sinon en nous faisant connaître quelque chose en dehors de ces limites, du moins en nous fournissant des principes ou nous puissions rattacher l’ensemble de l’expérience même ou de la connaissance sensible. C’est pour cela aussi qu’il donne à ces principes le nom platonicien d’idées. De même que Kant a déduit les catégories de l’entendement des formes logiques du jugement, de même il entreprend ici de déduire les idées de la raison des formes logiques du raisonnement. Il obtient ainsi les trois idées du moi, du monde et de Dieu, qu’il donne pour fondement à autant de sciences transcendentales, dont il va d’ailleurs ruiner les conclusions, la psychologie rationnelle, la cosmologie rationnelle et la théologie rationnelle. Et d’abord quelle est la valeur de ces idées? Elles servent de principes régulateurs à la connaissance, en lui prescrivant une unité supérieure à celle que peut atteindre l’entendement. Mais étendent-elles en effet la connaissance au delà des limites de l’expérience, ou nous fontelles véritablement connaître quelque chose en dehors de ces limites ? Non, répond Kant. Selon lui, en effet, il n’y a pas de véritable connaissance sans intuition, et il n’y a pour nous d’autre intuition possible que l’intuition sensible. Les idées de la raison nous font bien concevoir quelque chose de supérieur à l’expérience, mais elles n’en peuvent garantir ni les attributs ni la réalité; par conséquent, toute science qui, au lieu de considérer simplement ces idées comme des principes régulateurs, les érige, en principes constitutifs de connaissances, dépasse les limites assignées à l’esprit humain, et n’aboutit qu’à des conceptions sans fondement. Partant de là, Kant examine successivement les assertions dogmatiques de la psychologie, de la cosmologie et de la théologie rationnelle, pour montrer qu’elles reposent sur une illusion naturelle à l’esprit humain, mais que doit dissiper la critique. C’est !à l’objet de la troisième partie de la Critique de la raison pure, appelée du nom de Dialectique transcendentale. La psychologie rationnelle conclut faussement que l’unité transcendantale du sujet à son unité réelle et absolue: tout ce qu’elle enseigne sur la distinction de l’âme et du corps, sur la nature et la durée du principe pensant, conçu comme un principe distinct et séparable, n’est qu’une suite de paralogismes. Nous ne savons rien de la nature intérieure de l’âme et du corps; par conséquent, nous ne pouvons affirmer qu’ils sont réellement distincts. — Dans la cosmologie, la raison, quand elle n’est pas éclairée par la critique, arrive, sur les problèmes qu’elle soulève, à des solutions contradictoires, qu’elle démontre avec une égale force, et auxquelles Kant a donné le nom d’antinomies de la raison pure. Ainsi elle établit également, 1° que le monde a des limites dans le temps et dans l’espace, — et qu’il n’en a pas ; 2° qu’il n’existe dans le monde que le simple ou le composé du simple et qu’il n’y existe rien de simple ; 3° qu’il faut admettre dans le monde une causalité libre, — ou que tout dans le monde arrive d’après les lois nécessaires de la nature; 4° que, pour expliquer le monde, il faut admettre un être absolument nécessaire qui en fasse partie ou qui en soit la cause, — et qu’il n’existe aucun être absolument nécessaire ni dans le monde, comme en faisant partie, ni hors du monde, comme sa cause. La critique prétend résoudre ces antinomies, en montrant qu’elles naissent toutes d’une illusion qui consiste à prendre les phénomènes pour des choses en soi. Il suffit, pour les dissiper, de dissiper cette illusion. En effet, pour les deux premières, si le monde et les choses, en tant que nous nous les représentons dans l’espace et dans le temps, ne sont que des phénomènes, la thèse et l’antithèse, qui les considèrent comme des choses en soi, sont également fausses : on ne peut dire ni que le monde est fini dans l’espace et dans le temps, ni qu’il est infini ; pareillement on ne peut dire ni que tout est simple ou composé du simple, ni qu’il n’y a rien de simple : car parler du monde et des choses comme existant dans le temps et dans l’espace, c’est parler suivant notre manière de nous les représenter, et non suivant ce qu’elles sont en soi: ce qu’elles sont en soi, nous l’ignorons absolument. Quant aux deux dernières antinomies, la contradiction que nous y trouvons entre la thèse et l’antithèse, quand nous considérons les phénomènes comme des choses en soi : par exemple, quand nous regardons la loi de la causalité comme une loi de la nature même des choses, cette contradiction s’évanouit dès que nous ne faisons plus cette confusion, et ainsi, en se plaçant à deux points de vue différents, on peut concilier la thèse et l’antithèse. Par exemple, nous pouvons considérer à la fois nos actions comme nécessaires et comme libres : comme nécessaires au point de vue phénoménal ; comme libres au point de vue d’un monde supérieur, d’un monde intelligible, où la raison détermine par elle-même la volonté, et par là constitue la liberté. Ainsi encore on peut dire à la fois et que tout est contingent dans le monde, et que tout y dérive d’un être nécessaire : dans la première assertion, on considère le monde au point de vue phénoménal; dans la seconde, on se place à un point de vue supérieur. Mais si ces assertions, en apparence contradictoires, peuvent fort bien aller ensemble, il est impossible de démontrer la vérité absolue de l’idée de la liberté et de celle de Dieu, au moins par la raison théorique ou spéculative. Ces idées nous font concevoir un ordre de choses distinct de celui de la nature; mais elles ne peuvent en garantir la réalité, car tout ce qui sort des limites de l’expérience est pour nous transcendant, c’est-àdire inaccessible. — C’est à l’aide de ce principe que Kant prétend ruiner tous les arguments de la théologie rationnelle ou spéculative. Ramenant toutes les preuves spéculatives de l’existence de Dieu à trois, la preuve ontologique, qui conclut des attributs de l’être premier à son absolue existence; la preuve cosmologique, qui conclut de l’absolue nécessité de l’existence do quelque chose aux attributs de l’être premier; et enfin la preuve physico-théologique, qui conclut de l’ordre et de l’harmonie du monde à une cause intelligente, il s’efforce d’établir que les deux premières sont impuissantes à nous faire passer légitimement de l’idée à l’être, et que la troisième, si respectable et si convaincante qu’elle paraisse, outre qu’elle a le défaut des précédentes, est d’ailleurs insuffisante à justifier l’idée d’un être tel que Dieu. La conclusion comme le principe de toute cette critique des preuves de l’existence de Dieu, c’est que l’idée de Dieu est sans doute un idéal nécessaire à l’achèvement de la connaissance, mais que nous n’en pouvons affirmer la réalité objective, parce que tout ce qui est placé en dehors des limites de l’expérience nous échappe absolument. Telle est la conclusion générale de la Critique de la raison pure. Ainsi, pour emprunter à Kant une image charmante, celui qui abandonne le terrain solide de l’expérience pour s’aventurer dans le monde des idées, où il espère trouver des connaissances plus hautes et plus pures, celui-là fait comme la colombe légère qui, lorsqu’elle a traversé d’un libre vol l’air dont elle sent la résistance, s’imaginequ’elle volerait bien mieux encore dans le vide. Cependant Kant sent en lui un vif désir de poser quelque part un pied ferme hors des bornes de l’expérience. Il n’a point trouvé ce point d’appui dans la raison spéculative, il va le demander à la raison pratique, et retrouver là tout ce qu’il vient d’abandonner ici. 2° Critique de la raison pratique. — La raison spéculative n’est pas toute la raison. A côté des éléments a priori qui servent à constituer ou à diriger la connaissance, il y en a qui ont pour caractère de fournir des lois à la volonté : ces lois et le nouvel ordre de connaissances qu’elles déterminent forment la sphère de la raison pratique. La distinction de la raison spéculative et de la raison pratique, et le refuge que nous offre la seconde contre les doutes poignants de la première, Kant les avait déjà signalés dans sa première critique ; mais ce n’étaient là que des indications qui avaient besoin d’être expliquées et développées. Il restait à faire pour la raison pratique ce qui avait été fait pour la raison spéculative. Établir l’existence de cette faculté, ou, ce qui revient au même, l’existence et les caractères de ses principes, puis montrer comment ces principes impliquent ou appellent certaines vérités que la raison spéculative ne pouvait établir, la liberté, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, tel est, d’une manière générale, le double but de la Critique de la raison pratique, qui parut en 1788, c’est-à-dire sept ans après la Critique de la raison pure. La Critique de la raison pratique a pour but de constater l’existence de certains principes immédiatement imposés à la volonté par la raison, c’est-à-dire de principes qui se présentent à notre volonté comme les lois de toute volonté raisonnable, et auxquelles elle doit se conformer, indépendamment de tous les mobiles sensibles qui peuvent agir sur elle ; en un mot, de principes pratiques a priori. Constater l’existence de ces principes, c’est constater celle de la raison pure pratique. Il faut bien les distinguer des principes empiriques, ou qui se tirent de la nature même du sujet : ceux-ci ne peuvent jamais être considérés comme de véritables lois; ceux-là seuls ont ce caractère. De là cette formule adoptée par Kant comme la loi fondamentale de la raison pure pratique et comme le criterium infaillible de la moralité de nos actions : « Agis toujours de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse revêtir la forme d’un principe de législation universelle. » Les lois morales n’étant autre chose que les principes mêmes d’une volonté indépendante de toute condition sensible, elles ont en ce sens leur unique fondement dans l’autonomie de la volonté, c’est-à-dire que la volonté est gouvernée par ses propres lois. C’est parce que les lois morales sont, en général, les lois de toute volonté raisonnable ou autonome, qu’elles sont des lois ou des principes obligatoires pour la mienne; là est donc le principe de l’obligation qu’elles m’imposent. Du haut de cette théorie, Kant examine les doctrines morales qui ont pris pour principe soit l’éducation (Montaigne), soit la constitution civile (Mandeville), soit la sensation physique (Épicure), soit le sens moral (Hutcheson), soit même la perfection (Wolf et les stoïciens), soit enfin la volonté de Dieu (Crusius et les théologiens), et il essaye de prouver que tous ces principes matériels, comme il les appelle, ne peuvent servir de fondement à la morale. La réfutation de la doctrine du plaisir ou de l’intérêt est particulièrement remarquable; c’est, sans contredit, une des plus belles parties de ce bel ouvrage. Mais d’où vient que Kant attribue aux principes a priori de la raison pratique une valeur objective absolue qu’il refuse aux principes a priori de la raison spéculative? On l’a souvent accusé ici de contradiction, et nous ne prétendons pas que l’accusation ne soit pas fondée ; mais enfin comment un si grand esprit a-t-il pu tomber dans cette contradiction ? Voilà ce que nous devons chercher à expliquer, quoique Kant n’ait pas lui-même suffisamment éclairci ce point. On a vu sur quoi se fonde le scepticisme de Kant relativement aux principes a priori de la raison spéculative. Parmi ces principes, les uns servent à constituer l’expérience en s’appliquant aux données sensibles, les autres à porter la connaissance à sa plus haute unité, en la rattachant à des idées supérieures. Or, pour les premiers, comme ils sont les conditions α priori de l’expérience ou de la connaissance sensible ; comme l’esprit les tire a priori de sa propre nature pour les appliquer aux intuitions qu’il reçoit des objets ; comme, par conséquent, cette connaissance ne se règle pas sur les objets, mais sur l’esprit qui la constitue suivant ses propres lois, il suit qu’on ne peut attribuer à ces principes une valeur objective absolue et prétendre qu’ils nous font connaître les objets tels qu’ils sont en soi. Pour les seconds, comme tout en servant à diriger la connaissance des objets sensibles, ils tendent eux-mêmes à des objets supra-sensibles, c’est-à-dire à des objets placés en dehors des conditions de l’expérience, ils peuvent bien avoir, outre leur valeur de principes régulateurs de la connaissance humaine, une valeur objective absolue ; mais cette réalite objective reste pour nous hypothétique : car il n’y a de connaissance possible des objets qu’autant qu’ils sont donnés dans l’intuition, et il n’y a pour nous d’intuition possible que l’intuition sensible. Mais les lois morales ne sont ni dans le cas des premiers ni dans celui des seconds, car elles sont indépendantes de toute connaissance des objets. On n’en peut restreindre la valeur à la connaissance des objets sensibles, car elles en sont tout à fait indépendantes ; et, d’un autre côté, si elles s’appliquent à un ordre de choses supra-sensibles ou qui échappent à notre intuition, ce n’est pas cela qui en peut rendre la réalité hypothétique, car cet ordre de choses, elles le constituent elles-mêmes, et en assurent ainsi la réalité objective. En même temps la loi morale assure la réalité objective de la liberté, que l’expérience et la raison spéculative ne pouvaient démontrer. Selon Kant, l’expérience du sens intime ne saurait nous attester en fait que nous sommes libres, et d’ailleurs la loi de la causalité, que la volonté applique à l’enchaînement des phénomènes internes comme à tous les phénomènes en général, ne laisse point de place pour la liberté. Nous pouvons bien concevoir un ordre de choses différent du monde des phénomènes, où la liberté exercerait son empire, mais ce n’est là pour la raison spéculative qu’une supposition que rien ne justifie. Or cette supposition, la loi morale ou la raison pure pratique la change en certitude, car la loi morale sans la liberté de la volonté est un non-sens, et l’être qui se reconnaît soumis à cette loi se reconnaît par là même nécessairement libre. La liberté reste toujours pour nous un attribut en soi impénétrable; mais la réalité n’en est pas moins assurée, et c’est tout ce qu’il nous faut. La loi morale établie avec la liberté qui en est la condition, Kant en fait le principe de l’idée du bien moral, et condamne la méthode inverse comme fausse et funeste. Tout en plaçant exclusivement dans la raison le fondement du devoir et du bien moral, il n’oublie pas entièrement, quoiqu’il l’ait trop oublié, que l’homme n’est pas seulement un être raisonnable, mais qu’il est aussi une créature sensible : il entreprend de décrire l’effet intérieur que produit en nous le concept de la loi morale, et dans cet effet, auquel il donne le nom de sentiment moral, il place le mobile subjectif de notre obéissance à cette loi, le seul mobile dont il reconnaisse la légitimité. Il faut lire tout entier ce beau chapitre où Kant, envisageant la nature humaine dans ses rapports avec la loi morale, analyse avec profondeur le sentiment moral, ou le respect de la loi morale; parle éloquemment du devoir, qui lui inspire une magnifique apostrophe; peint admirablement la vertu, et nous montre dans la sainteté l’idéal que nous devons poursuivre incessamment, sans pouvoir l’atteindre jamais; enfin fait voir partout un vif sentiment de la dignité de notre nature, qui n’étouffe pas celui de notre imperfection. Les lois morales commandent le désintéressement, et il n’y a de conduite vraiment morale, et digne du nom de vertu, que celle qui se fonde exclusivement sur la considération du devoir. La vertu exclut donc la considération du bonheur personnel, dont elle exige même quelquefois l’absolu sacrifice. Mais en même temps nous concevons nécessairement qu’elle rend digne de bonheur celui qui la pratique, et dans la mesure même où il la pratique, et que, par conséquent, dans un ordre de choses conforme à la raison, l’homme de bien doit participer au bonheur dans la mesure où il en est digne. C’est dans cette union, nécessaire aux yeux de la raison, du bien moral, comme condition, et du bonheur, comme conséquence, que Kant fait consister le souverain bien. Le premier élément du souverain bien, celui qui est la condition de l’autre, ce n’est pas la vertu seulement, mais la sainteté, qui est l’idéal de la vertu. Or, la sainteté, ou cette perfection morale absolue à laquelle la raison pratique nous ordonne de tendre, nous ne pouvons l’atteindre dans un temps fini, comme la durée de cette vie : elle suppose un progrès continu et indéfini, et, par conséquent, dans l’existence de la personne morale une durée également continue et indéfinie. La croyance à l’immortalité de l’âme est donc une conséquence nécessaire de la loi qui nous ordonne de poursuivre la perfection morale comme le but nécessaire de la raison pratique. Kant insiste sur l’importance morale de cette croyance : supprimez-la, et alors ou vous rabaisserez indignement la moralité pour l’accommoder à cette courte et misérable vie, ou, par une fausse exaltation, vous dépasserez les limites de votre nature en la croyant capable dans cette vie de la perfection morale. Le bien moral n’est, comme on l’a vu, qu’une partie du souverain bien ; le souverain bien tout entier consiste dans l’harmonie de la moralité et du bonheur. Or, cette harmonie n’est possible que si l’on admet une cause du monde capable de l’établir, et, par conséquent, douée d’intelligence et de volonté, c’est-à-dire Dieu. Donc il faut aussi nécessairement admettre l’existence de Dieu. Otez la croyance en Dieu, il faudra renoncer à l’espoir du souverain bien, que pourtant la raison pratique nous présente comme le but nécessaire de notre activité et de notre existence, ou il faudra admettre avec les stoïciens, en dépit de la nature et du sens commun, que la vertu et le bonheur ne font qu’un, et que le souverain bien dépend de nous tout entier. Ainsi Dieu, qui n’était pour la raison théorique qu’un idéal, devient pour la raison pratique l’objet d’une croyance nécessaire et légitime; et, quoique la nature de cet être demeure à jamais inaccessible au point de vue théorique, nous pouvons la déterminer au point de vue pratique, puisque, en l’admettant comme condition du souverain bien, nous devons supposer en lui les attributs sans lesquels nous ne pourrions le concevoir ainsi, comme l’omniscience, l’omnipotence, etc. Parvenue à ce point, la raison pratique rattache à Dieu les lois morales elles-mêmes, qu’elle conçoit dès lors comme des commandements divins, et auxquelles elle donne ainsi un caractère religieux. C’est de cette manière que dans la philosophie de Kant la morale conduit à la religion, où elle trouve son couronnement nécessaire. Renverser cet ordre, ce serait les dénaturer l’une et l’autre : ce serait substituer à la morale rationnelle une morale d’esclave, et ôter à la religion son seul fondement légitime aux yeux de la raison. Dans la dernière partie de la Critique de la raison pratique, Kant esquisse la méthode à suivre pour donner aux lois morales l’influence la plus efficace et la plus durable sur les âmes; et c’est sur le devoir, à l’exclusion du sentiment, que, fidèle à ses principes, il fonde cette forte mais étroite méthode. La conclusion qui couronne tout l’ouvrage est une des pages les plus sublimes qu’ait inspirées la pensée philosophique. On peut la mettre à côte de ce que Platon et Pascal ont écrit de plus beau. Kant, nous montrant à la fois le ciel étoilé au-dessus de nous et la loi morale au dedans de nous, nous représente notre nature écrasée par l’un, relevée par l’autre. Mais une telle page ne s’analyse pas; il faut la lire. 3° Critique du jugement, 1790. — Il semble qu’après la critique de la raison spéculative et celle de la raison pratique, l’œuvre critique entreprise par Kant soit achevée; mais ni l’une ni l’autre ne se rendent compte de nos jugements en matière de beau et de sublime. Or, si ces jugements ne sont pas entièrement empiriques et supposent quelque principe a priori, comme il faut bien l’admettre, puisqu’il sont universels et nécessaires, ils doivent, avec le principe qui leur sert de règle, trouver place dans la critique. En outre, les deux précédentes critiques ne rendent pas compte davantage des jugements par lesquels nous attribuons à la nature, dans quelques-unes de ses œuvres, ou en général dans les relations des choses entre elles, un rapport de conformité à des fins, ou, comme dit Kant, de finalité. Et pourtant ces jugements, bien mieux encore que les précédents, doivent s’appuyer sur quelque principe a priori, que la critique doit déterminer. Il y a donc la une double lacune à combler. Or, trouvant entre ces deux sortes de jugements, les jugements esthétiques et les jugements téléologiques, pour les appeler tout de suite par les noms qu’il leur donne, un certain caractère commun. Qui, malgré leurs différences, les rattache à une même classe et les distingue également de ceux dont s’est occupée la critique de la raison spéculative. Kant les réunit en une seule et même critique, à laquelle il donne le nom général de critique du jugement, et qu’il divise en deux parties, correspondantes aux deux sortes de jugements que nous venons d’indiquer. Cette nouvelle critique ne pouvait pas être d’ailleurs, pour un esprit aussi systématique que Kant, un appendice aux deux précédentes : aussi en fit-il un organe spécial du système critique, et, dans l’ensemble de ce système, marqua-t-il sa place entre la critique de la raison spéculative et la critique de la raison pratique, ou entre la philosophie théorique et la philosophie pratique, auxquelles elle sert d’intermédiaire. Il est aisé de comprendre comment le jugement, tel que Kant le considère dans cette nouvelle critique, peut être considéré comme un lien entre la raison théorique et la raison pratique. La raison théorique, que Kant réduit en définitive à l’entendement, unique source des principes constitutifs de la connaissance théorique, a pour domaine la nature, dont les principes de l’entendement sont les lois a priori. La raison pratique, de son côté, qui seule est digne du nom de raison, puisque seule elle peut fonder une connaissance supérieure, a pour domaine la liberté, dont ses principes sont les lois et dont elle assure ainsi la réalité objective. Entre la raison théorique ou l’entendement et la raison pratique, il y a donc la même différence qu’entre la nature et la liberté, et cette différence est radicale; or le jugement se place entre l’entendement et la raison, en nous fournissant un principe qui déjà nous élève au-dessus du concept de la nature, tel qu’il résulte de l’entendement, et nous rapproche du concept du monde intelligible ou de la liberté, qui est l’objet propre de la raison pratique, et il nous sert ainsi d’intermédiaire entre ces deux concepts ou entre les deux parties de la philosophie qui y correspondent. En effet, les |idées du beau et du sublime et celle d’une finalité de la nature, tout en nous retenant dans les limites du monde sensible, y introduisent quelque chose d’intelligible, et par là peuvent être considérées comme une transition entre l’idée de la nature et celle de la liberté, ou entre la philosophie théorique et la philosophie pratique. Essayons maintenant de donner une idée générale des deux parties de la Critique du jugement. Critique du jugement esthétique. — Elle embrasse la question du beau, celle du sublime et celle des beaux-arts. Examinant d’abord les jugements que nous portons sur le beau ou les jugements du goût, Kant les envisage sous quatre points de vue différents, et il en donne autant de définitions du beau, qui, ensemble, en constituent une explication générale : 1° Le beau est l’objet d’une satisfaction libre de tout intérêt, c’est-àdire qui nous laisse entièrement indifférents à l’existence même de la chose jugée belle. Kant regarde les jugements de goût comme des jugements esthétiques, non comme des jugements logiques ou de connaissance, et il distingue la satisfaction qu’ils apportent avec eux de celle de l’agréable et de celle du bon, de l’utile et du bon en soi; 2° Le beau est ce qui plaît universellement sans concept. Cette définition résume toute la théorie de Kant sur le beau : pour juger une chose belle au point de vue du goût, je n’ai pas besoin de la rapporter et de la trouver conforme à un concept déterminé ; il faut, au contraire, que je la contemple indépendamment de tout concept antérieur; et, si mon imagination et mon entendement, en s’exerçant ainsi librement, rencontrent, la première une telle variété, et le second une telle unité, tous deux un tel arrangement, une telle disposition des parties et du tout, que cette contemplation établisse entre les deux facultés une heureuse et libre concordance, qui détermine en moi une satisfaction spéciale, alors j’appelle beau l’objet de cette contemplation. Le principe des jugements de goût n’est autre chose que cette libre concordance de l’imagination et de l’entendement, avec la satisfaction qu’elle détermine; et comme cette satisfaction, indépendante de tout concept, est en même temps pure de toute sensation, elle doit être universelle. La troisième définition exprime sous une autre forme la théorie que nous venons de résumer : La beauté est la forme de la finalité d’un objet, en tant qu’elle y est perçue sans représentation de fin. D’après Kant, quand je juge une chose belle au point de vue du goût, je reconnais dans la disposition de ses parties une certaine convenance qu’on dirait faite tout exprès, mais que je considère indépendamment de toute idée de but ou de destination, puisque j’en juge uniquement par cette libre concordance de l’imagination et de l’entendement qu’elle établit en moi, en sorte que le beau a en effet la forme d’une finalité, sans reposer au fond sur une finalité réelle; 4° Enfin le beau est ce qui est reconnu sans concept comme l’objet d’une satisfaction nécessaire. L’explication de cette dernière définition rentre dans celle de la troisième : la satisfaction du beau doit être universelle, quoiqu’elle ne repose point sur ces concepts, et, par conséquent, elle est nécessaire. Kant a consacré une partie de son ouvrage à la justification de ces caractères d’universalité et de nécessité qu’il attribue aux jugements du goût, tout en les considérant comme des jugements esthétiques. Il invoque en dernière analyse une sorte de sensus communis, qui représente les conditions subjectives, mais universelles, du goût. Il faut avouer, et cela tient à la nature même de sa théorie, que, malgré tous ses efforts, il a laissé beaucoup d’obscurité sur ce point. Cette théorie ne s’applique d’ailleurs qu’à une espèce de beau, à celle qui est l’objet des jugements de goût. Kant ne nie pas qu’il n’y ait des choses que nous jugeons belles parce que nous les trouvons conformes à tel ou tel concept déterminé; mais cette espèce de beauté, objet de jugements logiques et esthétiques à la fois, n’est pas autre chose que la perfection, et se distingue de celle que nous admettons par les jugements purement esthétiques. Celle-ci n’étant astreinte à aucune condition déterminée, Kant la désigne sous le nom de beauté vague ; la seconde, au contraire, étant subordonnée à des conditions particulières qui dérivent de la nature ou do la destination de l’objet où elle réside, il l’appelle adhérente. Le jugement du sublime a cela de commun avec le jugement du beau, que ce n’est ni un jugement de connaissance ni un jugement de sensation. Comme le jugement du beau, il a son origine dans la réflexion que nous faisons sur le libre jeu de nos facultés de connaître, s’exerçant sur une représentation donnée, et dans la satisfaction qui s’y attache. C’est donc un jugement de réflexion ou un jugement esthétique dans le même sens que le jugement du beau. Mais ces deux sortes de jugements sont profondément distinctes : le jugement du beau suppose l’accord de l’imagination et de l’entendement librement mis en jeu par la contemplation d’une forme déterminée; le jugement du sublime suppose, au contraire, le désaccord de l’imagination et de la raison, s’exerçant librement sur la contemplation d’un objet sans forme déterminée ou limitée. Expliquons-nous. Il y a deux espèces de sublime : l’un qui naît du spectacle de la grandeur : c’est le sublime mathématique ; l’autre, de celui de la puissance : c’est le sublime dynamique. En présence du ciel étoile, par exemple, je me sens écrasé par l’immensité de ce spectacle, impuissant que je suis à l’embrasser tout entier en un tout d’intuition ; mais, en même temps, cette impuissance même excite en moi le sentiment d’une faculté supérieure, de la raison, qui comprend en elle celte infinité même comme une unité, et devant laquelle tout est petit dans la nature : en sorte que, par ce côté, je me sens supérieur à la nature, considérée dans son immensité, et je dis alors que ce spectacle est sublime. Mais, à proprement parler, ce n’est pas la nature qui est sublime, c’est l’idée que ce spectacle éveille en moi par la violence qu’il fait à mon imagination. Le jugement du sublime mathématique résulte donc, comme on le voit, du désaccord de l’imagination et de la raison ; mais, pour que ce jugement soit véritablement esthétique, il faut que ces facultés soient mises en jeu librement, c’est-à-dire indépendamment de tout concept déterminé de l’objet sur lequel elles s’exercent; autrement le jugement prend un caractère intellectuel. On voit aussi comment, tandis que la satisfaction liée au jugement du beau est simple et sans mélange, la satisfaction liée au jugement du sublime est mixte : l’esprit s’y sent à la fois attiré et repoussé par l’objet; la première est calme, la seconde mêlée de trouble ou d’une certaine émotion ; celle-ci est riante et s’accommode aisément des jeux de l’imagination ; celle-là est sérieuse, et repousse tout ce qui n’est pas sérieux. Ce que nous venons de dire du sublime mathématique s’applique également au sublime dynamique ; seulement ici ce n’est plus l’immensité de la nature, mais sa puissance que nous considérons. A la vue de quelque spectacle où elle déchaîne sa puissance, nous sentons notre faiblesse et notre infériorité vis-à-vis d’elle, en tant qu’êtres physiques; mais, en même temps, le sentiment de cette faiblesse et de cette infériorité éveille en nous celui d’une faculté par laquelle nous nous jugeons indépendants de la nature, et par conséquent, supérieurs à elle. Ici encore ce n’est pas la nature qui est sublime, c’est cette faculté qui nous rend supérieurs à la nature, et dont celle-ci suscite en nous le sentiment en confondant notre imagination par le spectacle de sa puissance. Dans ce cas, comme dans l’autre, le jugement du sublime naît du désaccord de l’imagination et de la raison ; mais il faut ici ajouter cette condition, que le spectacle dont nous sommes témoins ne nous inspire aucune crainte sérieuse, car alors ou cette crainte ne permettrait pas au jugement du sublime de se produire, ou ce jugement changerait de caractère, et d’esthétique deviendrait moral. Sous cette réserve, le sublime dynamique est à la fois terrible et attrayant, ou le sentiment qui se produit en nous est, ici comme tout à l’heure, mêlé de trouble et de satisfaction. Cette théorie du sublime, comme celle du beau, ne s’applique qu’aux jugements véritablement esthétiques. Qu’il y ait une autre espèce de sublime ou de jugements sur le sublime, Kant ne le nie pas ; mais il veut qu’on distingue les jugements purement esthétiques d’avec ceux qui sont à la fois esthétiques et logiques, ou qui ont pour objet le sublime intellectuel ou moral. Cette distinction, d’ailleurs, n’empêche pas Kant d’unir étroitement le sentiment moral proprement dit et le sentiment du sublime. Ils ont la même origine, puisque tous deux expriment la conscience d’une faculté et d’une destination supérieure ; seulement, dans un cas, cette conscience implique l’idée de l’obligation et du devoir ; dans l’autre, elle n’est, pour ainsi dire, qu’un jeu, mais un jeu sérieux, de l’esprit. Mais ce n’est pas seulement le sentiment ou le jugement du sublime que Kant unit au sentiment ou au jugement moral, c’est aussi le sentiment du beau et le jugement de goût. Après les avoir profondément distingués, il établit entre eux d’intimes rapports, et finit par considérer la beauté comme le symbole de la moralité. Ainsi tout dans la philosophie de Kant tend au même point et concourt au même but. Dans un ouvrage sur le beau et le sublime, Kant ne pouvait négliger la question des beaux-arts. Il entreprend ici d’en déterminer la nature et les caractères essentiels; puis il analyse les facultés qui les constituent et le rôle qu’elles y jouent; et enfin il tente de les diviser et de les coordonner d’une manière systématique, mais sans prétendre proposer cette division comme une théorie définitive. Cette seconde partie de son travail n’est, comme il le dit lui-même, qu’un de ces essais qu’il est intéressant et utile de tenter; elle contient d’ailleurs une foule de remarques ingénieuses. Quant à la première, quoique peu développée, elle est pleine d’originalité et souvent de profondeur. On ne lira pas sans admiration les idées de Kant sur la nature et le caractère des beaux-arts, sur la liberté qui en est la condition vitale, et sur le génie dont ils sont les œuvres. En général, la Critique du jugement esthétique est un des monuments les plus originaux et les plus importants de cette science moderne que l’Allemagne a créée sous le nom d’esthétique. Comme toutes les autres parties de la philosophie critique, elle a exercé une grande influence sur l’esprit allemand, et l’un des plus grands poëtes de l’Allemagne, Schiller, en a adopté, exposé et mis en pratique les idées fondamentales. Critique du jugement téléologique. — Les jugements de goût que nous portons sur les objets de la nature supposent bien, comme on l’a vu, une certaine concordance entre ces objets et, nos facultés; mais, quoique les objets que nos jugements de goût déclarent beaux semblent avoir été faits en réalité tout exprès pour nous plaire, nous n’avons pas besoin, pour former ces jugements, d’attribuer à la nature quelque chose comme un rapport de moyen à fin ou une! Véritable finalité. En effet, ces jugements ne sont pas logiques, mais esthétiques. Mais ne portons-nous pas aussi, sur la nature des jugements par lesquels nous lui attribuons un rapport de ce genre, une finalité objective? Ceux-ci ne sont plus esthétiques, mais logiques : Kant les appelle des jugements téléologiques. Or, quelle est l’origine, l’usage et la valeur de ces jugements ? Voilà des questions que doit résoudre la Critique du jugement téléologique. Kant veut qu’on distingue deux espèces de finalité dans la nature : ou bien, considérant une production de la nature en elle-même, nous supposons que la nature a eu immédiatement pour but cette production ; ou bien nous la considérons comme un moyen relativement à d’autres choses que nous regardons comme des fins de la nature. Dans le premier cas, la finalité que nous attribuons à la nature est intérieure ; elle est relative dans le second. Cette seconde espèce de finalité est nécessairement liée à la première : en effet, nous ne pouvons supposer que la nature se soit en quelque sorte proposé comme un but l’existence de certains êtres, de l’homme, par exemple, sans supposer en même temps qu’elle ait disposé les choses de telle sorte que ces êtres puissent exister et se développer conformément à leur destination. Dès que nous admettons une finalité intérieure, il faut donc admettre aussi une finalité relative; mais il faut montrer d’abord qu’il y a dans la nature des productions que nous ne pouvons concevoir sans lui attribuer une finalité intérieure : ces productions, ce sont les êtres organisés. Kant essaye de montrer comment le concept d’une finalité intérieure de la nature est. Identique à celui de l’organisation. Dans un être organisé, comme dans une œuvre de l’industrie humaine, dans une montre par exemple, chaque partie ne peut être conçue que dans son rapport avec le tout ; et, de plus, ce qui distingue des œuvres de l’industrie humaine les êtres organisés, c’est la propriété d’être à la fois, selon l’expression de Kant, causes et effets d’eux-mêmes. Un être organisé en produit d’autres de la même espèce ; il se développe et se conserve lui-même en s’assimilant les matières propres à le renouveler et à l’accroître ; ses parties agissent les unes sur les autres et se conservent réciproquement; enfin il répare lui-même au besoin les désordres qui s’introduisent dans ses fonctions. Or, comment expliquer par des causes purement mécaniques un rapport qui lie les parties au tout comme à une idée qui détermine le caractère et la place de chacune, et cette propriété d’être à la fois cause et effet de soi-même, qui est le caractère des êtres organisés? Dans une chose produite par des causes purement mécaniques, ce rapport et cette propriété n’existent pas. Pour concevoir comme possible la production des êtres organisés, il nous faut donc avoir recours à une causalité différente de la causalité mécanique ; et c’est pourquoi nous supposons dans la nature un mode de causalité analogue à celui que nous trouvons en nous-mêmes, et qui consiste à agir en vue de certaines fins. De là ce principe que, dans les êtres organisés, il n’y a pas d’organe qui n’existe pour une fin, ou que dans ces êtres la nature ne l’ait rien en vain. Ce principe est universel et nécessaire, c’est-à-dire que nous l’appliquons toujours et ne pouvons pas ne pas l’appliquer à l’explication et à l’observation des êtres organisés ; aussi, en étudiant les plantes et les animaux, i cherchons-nous à déterminer la destination de chacune des parties de la plante ou de l’animal que nous étudions. « Et, dit Kant, on ne peut pas plus rejeter le principe téléologique que ce principe universel de la physique : « Rien n’arrive par hasard ; » car, de même qu’en l’absence de ce dernier, il n’y aurait plus d’expérience possible en général ; de même, sans le premier, il n’y aurait plus de fil conducteur pour l’observation d’une espèce de choses de la nature que nous avons une fois conçues téléologiquement sous le concept des fins de la nature. » Mais quelle est la valeur de ce concept par lequel nous considérons les êtres organisés comme des fins de la nature, et de ce principe qui nous fait juger que rien dans ces êtres n’existe en vain ? Nous apprennent-ils quelque chose sur l’origine même de ces êtres, et ont-ils quelque valeur objective? Kant ne leur accorde qu’une valeur subjective. Ce concept n’est qu’une manière nécessaire pour nous de concevoir, par analogie avec notre propre causalité, la production des êtres organisés, que nous ne pouvons expliquer par un pur mécanisme de la nature, et ce principe ne sert qu’à nous diriger dans la considération et l’étude des êtres organisés, c’est-à-dire n’est qu’un principe régulateur. Ensuite, une fois que nous avons introduit ce concept dans la nature pour concevoir la production des êtres organisés, nous l’étendons à tout l’ensemble de la nature : dès lors nous ne concevons plus seulement les êtres organisés comme des fins de la nature, mais tout l’ensemble de la nature nous paraît un système de fins ou d’êtres liés entre eux suivant un rapport de moyens à fins. C’est ainsi que ce principe, que nous limitions aux êtres organisés : « Dans les êtres organisés, rien n’existe en vain, » devient un principe qui embrasse la nature tout entière : « Dans le monde en général, rien n’existe en vain, tout est bon à quelque chose. » En considérant sous ce point de vue les choses de la nature, on ouvre à l’esprit une source d’investigations intéressantes; mais c’est ici surtout qu’il faut bien se garder d’attribuer au principe de la finalité une valeur objective, et de le considérer autrement que comme un principe régulateur : car, s’il n’a pas d’autre valeur quand nous l’appliquons à la considération des êtres organisés, dont nous ne pouvons concevoir autrement la production, comment lui attribuer une valeur objective quand il s’agit d’êtres qui, par eux-mêmes, ne nous forcent pas d’y avoir recours? De ce que le principe de la finalité ne doit être considéré dans tous les cas que comme un principe régulateur, il suit que ce principe, tout en nous venant en aide là où l’explication mécanique nous fait défaut, ne doit pas nous empêcher de pousser cette explication aussi loin qu’il est possible. D’ailleurs, si la nature agit en effet en vue de certaines fins, elle suit, pour les atteindre, des lois qu’il faut déterminer indépendamment de cette considération, c’est-à-dire physiquement. Du haut de cette théorie, qui regarde le principe des causes finales comme un principe nécessaire, mais lui refuse en même temps toute valeur objective, Kant examine et critique les divers systèmes qui ont prétendu résoudre dogmatiquement, soit dans un sens, soit dans un autre, la question des causes finales, le système d’Épicure qui attribue tout au hasard; celui de Spinoza, qui fait tout dériver d’une substance unique se développant fatalement : deux système qui, niant la réalité d’une finalité de la nature, n’en expliquent pas même le concept; puis le système des stoïciens et celui du théisme, qui admettent une finalité et en cher chent le principe, le premier, dans une âme du monde, d’où dérive la vie de la matière et l’harmonie qui y règne ; le second, dans une cause intelligente de la nature. Tous ces systèmes représentent, selon Kant, l’ensemble des hypothèses qu’on peut faire sur la finalité de la nature, considérée objectivement ; mais, aucun ne pouvant s’établir définitivement sur les ruines des autres, la place reste libre pour la critique, qui les déclare tous vains, et, tout en maintenant le principe des causes finales comme un principe nécessaire, ne lui accorde qu’une valeur subjective. Poussant cette critique aussi avant que possible, Kant essaye de montrer comment la distinction de la finalité et du mécanisme de la nature est, comme celle du réel et du possible, du vouloir et du devoir, du contingent et du nécessaire, une distinction relative, quoique nécessaire, à la constitution de l’esprit humain, et qui disparaît dès qu’on suppose un entendement autrement constitué, comme celui que nous attribuons à Dieu. Pour un tel entendement, le principe de la finalité et celui du mécanisme se confondraient en un seul et même principe, qui pour nous est inaccessible. Nous ne pouvons suivre Kant dans ces profondeurs ; mais nous remarquerons que la critique kantienne, tout en restant fidèle à son point de départ, arrive ici à son dernier terme. Schelling s’est plu à reconnaître dans cette partie de la Critique du jugement le germe de sa philosophie de l’identité ; mais s’il faut accorder qu’à certains égards les deux doctrines se rapprochent, elles n’en restent pas moins profondément distinctes. Cette idée d’un principe unique, au sein duquel se confondent la finalité et le mécanisme, n’empêche pas d’ailleurs, ce principe étant inaccessible, qu’il ne faille toujours distinguer ces deux principes dans l’explication des choses, et, si c’est notre droit et notre devoir de pousser aussi loin que possible l’explication mécanique de la nature, il faut toujours, en définitive, avoir recours au principe téléologique. Kant indique ici avec une admirable précision, sur le système et l’histoire des êtres organisés, des idées qui depuis ont fait fortune entre les mains des Gœthe et des Geoffroy Saint-Hilaire : mais, tout en reconnaissant ce qu’il y a de légitime et de beau dans ces tentatives que fait la science pour arracher à la nature ses secrets, et pousser aussi avant que possible l’explication physique des choses, il maintient qu’il est nécessaire d’avoir recours en dernière analyse au principe téléologique, pour y rattacher la production des êtres organisés. Il examine ensuite les diverses hypothèses de ceux qui, ne se bornant pas à une explication purement mécanique, ont cherché au delà de la nature, dans une cause intelligente du monde, le principe de la production des êtres organisés, et ont voulu déterminer le rapport de cette cause avec ces êtres; il rejette comme antiphilosophiques la théorie de l’occasionnalisme et celle de la préformation individuelle, et se prononce avec Blumenbach, à qui il rend ici un éclatant hommage, en faveur de celle de la préformation générique ou de l’épigénèse. Cette doctrine, reconnaissant dans les êtres organisés une certaine puissance productrice, quant à la propagation du moins, abandonne à la nature tout ce qui suit le premier commencement, et n’invoque une explication surnaturelle que pour ce premier commencement, sur lequel échoue en effet toute explication physique. Le principe téléologique nous faisant concevoir le monde comme un vaste système de fins, nous force à lui supposer une fin dernière, un but final; mais ce but final, la considération du monde physique ne peut le déterminer, car il doit être inconditionnel ou absolu. Kant le trouve dans cette idée du souverain bien, dont il a fait l’objet de la raison pratique; et cette idée le ramène à la preuve morale de l’existence de Dieu, qui en est le corollaire. Ainsi il conclut ce grand ouvrage comme il avait conclu les deux premières critiques, en condamnant la raison spéculative à l’impuissance, mais en lui opposant la raison pratique, et en demandant à celle-ci ce qu’il n’a pu trouver dans celle-là. De la critique nous passons à la doctrine. Mais tandis que celle-là se compose de trois parties, celle-ci n’en aura que deux : car puisque le principe du jugement ou le principe de la finalité n’a qu’une valeur critique, ne pouvant par lui-même fonder aucune connaissance et n’étant qu’un principe régulateur, il ne peut y avoir dans la doctrine de partie qui corresponde à la critique de cette faculté ou de ce principe. Les deux parties de la doctrine correspondent, l’une à la critique, de la raison spéculative, l’autre à la critique de la raison pratique ; la première aura pour objet la nature, la seconde la liberté. Doctrine. 1° Métaphysique de la nature. — L’ouvrage qui contient cette première partie de la métaphysique, celle qui dans la doctrine correspond à la Critique de la raison pure {spéculative), est intitule Éléments métaphysiques de la science de la nature (1786). Quoique la nature, dans le sens le plus général que lui donne Kant, embrasse à la fois la nature pensante et la nature étendue ou corporelle, il ne s’agit ici que de cette dernière. On peut bien, en effet, selon Kant, entreprendre une description naturelle des phénomènes de la première, ce qu’il appelle quelque part une physiologie du sens intime; mais, d’une part, l’expérience psychologique, ne pouvant rien nous apprendre de la nature même de l’âme, n’en peut fonder la science, et, d’autre part, on ne peut rien déterminer a priori sur quoi on puisse établir une véritable métaphysique de l’âme : il n’y a d’autre métaphysique ou d’autre science rationnelle de l’âme que la critique. Reste la nature corporelle ou la matière. Or, sans doute, nous ne savons, non plus, et ne pouvons savoir ce qu’elle est en soi, et toute métaphysique possible de la nature ne saurait avoir en définitive une valeur objective absolue; mais enfin nous pouvons, par l’analyse complète du concept d’une matière en général, en déterminer a priori les éléments constitutifs, et par là fonder une métaphysique de la nature, ou de la science qui a pour objet la nature, c’est à-dire de la physique. Nous ne suivrons pas Kant dans cette analyse; mais il faut dire que, si les idées qu’il développe ici ne sont pas toutes entièrement nouvelles, du moins en leur donnant une forme rigoureuse et systématique, il les a élevées à la hauteur d’une véritable théorie métaphysique. A la notion de la solidité ou de l’impénétrabilité absolue dont la plupart des physiciens ont voulu faire l’idée d’une qualité primitive de la matière, Kant entreprend de substituer celle de force, d’une force attractive et d’une force répulsive, qui seules, selon lui, peuvent l’expliquer. Dès lors il n’est plus nécessaire d’admettre des intervalles vides dans la matière : on peut considérer l’espace comme entièrement rempli, quoique à des degrés différents; et par là se trouve réfuté ce principe de la philosophie atomistique, à savoir qu’il est impossible de concevoir une différence spécifique dans la densité des matières, si l’on n’admet pas des espaces vides. Ce n’est pas d’ailleurs qu’il faille nier la possibilité du vide, soit dans le monde, soit hors du monde; mais il n’est pas nécessaire, non plus, d’en admettre l’existence, et il est impossible de la démontrer. A la vérité Kant soutient, d’un autre côté, que l’espace absolu est la condition dernière du mouvement, lequel est nécessairement relatif; mais l’espace absolu n’est pour lui qu’une idée, et, en aboutissant à cette idée, la philosophie de la nature aboutit à l’incompréhensible. Il importe donc de rappeler ici à la raison humaine les bornes dans lesquelles elle doit se renfermer. On voit que la métaphysique de Kant reste fidèle aux conclusions de la critique. Malgré cette réserve, cette partie de la métaphysique kantienne a, par son côté positif, xercé une très grande influence sur le développement de la philosophie et de la science allemandes, et on peut la considérer en particulier omme le fondement ou le point de départ de la hilosophie de la nature de Schelling. 2° Métaphysique des mœurs. — Cette seconde partie de la métaphysique correspond à la Critique de la raison pratique, comme la précédente à la Critique de la raison spéculative; elle s’applique à la liberté, comme l’autre à la nature. La Critique de la raison pratique a montré la. Volonté de l’homme soumise à la loi purement rationnelle du devoir, à l’impératif catégorique. Et de cette idée d’une loi pratique absolue elle a déduit d’autres idées auxquelles la première communique sa réalité, la liberté, l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu. Il est donc établi que la volonté de l’homme est soumise au devoir, mais il reste à faire la science des devoirs. Il reste à construire une science qui détermine et coordonne tous les devoirs de l’homme, qui en embrasse le système entier. Or, c’est là précisément l’objet de la Métaphysique des mœurs, dont la Critique de la raison pratique a pose les fondements. Il ne faut pas oublier ici ce que Kant rappelle si souvent, que la métaphysique des moeurs doit dériver toutes ses règles de la raison seule, et qu’elle ne peut les puiser à une autre source ou même leur chercher des auxiliaires dans les mobiles de la sensibilité, sans ruiner ou du moins sans compromettre la moralité qu’elle est chargée d’enseigner. Qui dit métaphysique, dit une science purement rationnelle. La métaphysique des moeurs surtout doit avoir ce caractère, autrement elle ne serait plus la science des devoirs, mais un recueil de conseils, ou tout au moins une doctrine bâtarde et impuissante. La science des devoirs doit être double, car il y a deux espèces de devoirs bien distincts : les uns qui peuvent être l’objet d’une législation extérieure et positive, ce sont les devoirs de droit ; les autres qu’une telle législation ne saurait atteindre, mais qui n’en dérivent pas moins de la législation immédiatement imposée à la volonté par la raison, ce sont les devoirs de vertu. A ces deux grandes parties de la science des devoirs, Kant a consacré deux ouvrages distincts qui parurent successivement dans l’année 1797, le premier sous ce titre : Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, et le second sous celui-ci : Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu. Ensemble ils constituent la Métaphysique des mœurs. Éléments métaphysiques de la doctrine du droit. — Kant pose comme principe général du droit, que toute action qui ne contrarie pas l’accord de la liberté de chacun avec celle de tous est conforme au droit. Réciproquement, toute action qui troublera cet accord sera contraire au droit. On voit qu’il fonde l’idée du droit sur celle de la liberté, qui en est en effet la condition. De là cette loi : « Agis de telle sorte que le libre usage de ta volonté puisse subsister avec la liberté de tous. » Comme la violation du droit est une violation de la liberté d’autrui, il suit que l’accomplissement des devoirs de droit peut nous être imposée par une contrainte extérieure, et que la violation de ces devoirs peut être l’objet d’une répression. Il faut bien distinguer d’ailleurs le droit naturel, qui repose uniquement sur des principes a priori, et le droit positif, celui qu’impose la volonté d’un législateur. Celui-ci n’est que l’image imparfaite de celui-là, et c’est toujours au premier qu’il en faut revenir pour décider du juste et de l’injuste. Il doit y avoir, au-dessus de la science des lois promulguées par les législateurs, une science du droit qui dérive de la raison même, et, dit Kant, « la science purement empirique du droit est comme la tête de la fable de Phèdre : c’est peutêtre une belle tête, mais hélas sans cervelle. » Dans le droit naturel, le seul dont la métaphysique des mœurs ait a s’occuper, il faut distinguer le droit inné, ou le droit que tout homme possède naturellement, indépendamment de tout acte particulier, et le droit acquis, ou le droit qui se fonde sur des conventions ou des contrats. Les droits innés peuvent se réduire à un seul qui comprend tous les autres : à savoir la liberté individuelle en tant qu’elle peut subsister avec la liberté générale. Il n’y a pas ici autre chose à faire qu’à le constater, en montrant qu’il appartient également à tous les hommes, puisqu'il dérive de la nature même de l’humanité. Mais il n’en est pas de même du droit acquis : ici une théorie du droit est nécessaire, et c’est précisément ce que Kant entreprend. Il rejette la division ordinaire du droit naturel en droit naturel proprement dit et droit social ; ce qu’il oppose au droit naturel proprement dit, ce n’est pas le droit social, mais le droit civil. C’est qu’en effet ce qui est opposé à l’état de nature, ce n’est pas l’état social : car l’état social peut exister dans l’état de nature; mais l’état civil, c’est-à-dire l’état où le mien et le tien doivent être garantis par des lois publiques. De là la distinction du droit privé et du droit public, qui sont les deux grandes divisions du droit naturel en général. La seconde partie de la théorie, exposée ici par Kant, celle qui traite du droit public, qu’il divise en droit politique ou de cité, droit des gens et droit cosmopolitique, est particulièrement remarquable par la largeur et l’élévation des vues. La philosophie de Kant est profondément libérale dans ses applications ; mais elle ne sépare pas la liberté de l’ordre et de la moralité. Aussi, nous avons déjà su occasion de le dire, Kant a-t-il salué avec joie la révolution française, comme l’avénement du règne de la liberté et du droit, et l’ouvrage dont nous nous occupons ici, contemporain de l’époque qui avait débuté par la déclaration des droits de l’homme, est-il tout rempli des idées et animé des sentiments qui ont fait cette grande révolution ; mais aussi en blâme-t-il énergiquement les excès et condamne-t-il sévèrement l’acte de la Convention qui envoya Louis XVI à la mort. Les idées de Kant sur le droit des gens et sur le droit cosmopolitique ne sont pas moins libérales et élevées. Tout en reconnaissant le droit de guerre dans certaines circonstances, il a soin de le renfermer en d’étroites limites, et il pose comme l’idéal que doivent poursuivre tous les Etats l’idée d’une paix universelle et perpétuelle. Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu.— Tout devoir auquel nous ne pouvons être contraints par une force extérieure, mais auquel néanmoins nous nous reconnaissons intérieurement obligés, est un devoir de vertu. La partie de la métaphysique des mœurs qui traite de ces devoirs doit être, comme la précédente, entièrement pure ou a priori. Mais, tout en soutenant que les devoirs de vertu doivent nous être présentés uniquement au nom de la raison, Kant reconnaît que l’accomplissement de ces devoirs suppose aussi certaines conditions subjectives, qu’il faut travailler à cultiver et à développer, telles que le sentiment moral, la conscience morale, l’amour des hommes et le respect de soi-même. Mais ces conditions ne sont autre chose pour lui que l’effet intérieur nécessairement produit par le concept même de la loi. La doctrine de la vertu se divise en deux parties, dont l’une comprend les devoirs mêmes qu’on désigne sous ce titre, et l’autre les règles de l’enseignement (didactique), et de l’exercice (ascétique) de la vertu. Dans toute cette théorie, on retrouve ce sentiment profond du devoir et de la dignité morale qui fait l’âme et le principe de la philosophie kantienne tout entière. Kant ne fléchit point dans les applications, et si l’on peut reprocher à sa doctrine morale d’être trop étroite, on ne saurait assez en admirer la pureté et la sévérité. Il ne serait pas juste, d’ailleurs, d’accuser Kant d’avoir laissé en dehors de sa morale le dévouement et la charité, car il compte positivement cette vertu parmi les devoirs larges et imparfaits, qu’il distingue des devoirs parfaits ou étroits, tout en les rattachant au même principe et en les expliquant par la même formule. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il montre ici le vice et l’insuffisance de sa doctrine. Dans la seconde partie de la doctrine de la vertu, dans la Méthodologie morale, Kant recommande aux instituteurs de la jeunesse l’usage d’un catéchisme moral, qui serait pour la morale et la religion naturelles ce que sont les catéchismes ordinaires pour la religion positive. Il joint même l’exemple au précepte. Il est curieux de lire ce fragment où ce grand génie s’efforce de mettre à la portée des plus jeunes et des plus faibles esprits les grandes vérités morales, qu’ailleurs il a pris tant de soin de revêtir des formes les plus sévères de la science. Dans les classifications qu’il fait de nos devoirs, Kant n’en reconnaît que deux espèces : des devoirs envers soi-même et des devoirs envers autrui. Il retranche ainsi de la morale naturelle une classe de devoirs reconnue par la plupart des moralistes, à savoir nos devoirs religieux ou envers Dieu. Mais il faut se rappeler que nos devoirs naturels prennent nécessairement un caractère religieux lorsque, à la lumière de la raison pratique, ils nous apparaissent comme les préceptes d’un législateur suprême, auteur et juge du monde moral. Ce point se trouve particulièrement développé dans un ouvrage important et célèbre, dont il nous reste encore à donner une idée pour compléter cette exposition de la philosophie kantienne : nous voulons parler de la Critique de la religion dans les limites de la simple raison, publiée en 1791, peu d’années après la Critique de la raison pratique. Critique de la religion dans les limites de la simple raison. — Donner un sens moral aux récits, aux dogmes et aux institutions du christianisme, et faire ainsi de ces récits, de ces dogmes et de ces institutions un véritable enseigne ment moral et un moyen de moralisation, quel qu’en soit d’ailleurs le sens historique et réel, voilà le problème et le but posés ici par Kant. Par là on mettra les croyances positives d’accord avec la raison, et l’on rendra la religion raisonnable. Et, selon Kant, on ne peut invoquer d’autre interprète que la raison pratique : car, comme il n’y a d’autre religion naturelle possible que celle qui s’appuie sur la morale, l’interprétation morale est la seule interprétation raisonnable des institutions et des dogmes religieux. Kant oublie que les religions ne sont pas seulement des systèmes de morale, mais qu’ils sont aussi des systèmes de métaphysique. Quoi qu’il en soit, le rationalisme de Kant est un rationalisme moral : pour lui la raison pratique est l’unique juge de la religion positive, comme elle est la source unique de la religion naturelle. Ce n’est pas que Kant rejette comme faux ou impossible le fait d’une révélation surnaturelle ; il ne croit même pas qu’on en puisse prouver l’absolue impossibilité; mais il ne croit pas, non plus, qu’il soit nécessaire de l’admettre, et, sans trop se prononcer sur cette question, il répugne au fond à attribuer au christianisme une origine surnaturelle. Mais, révélé ou non, le christianisme ne peut échapper à la critique de la raison, et il ne peut être admis par elle qu'autant qu’il sera trouvé conforme à ses décisions. L’unique preuve de la vérité d’une religion est dans cette conformité; mais il faut remarquer que cette conformité ne prouve pas que cette religion a été révélée, elle prouve seulement qu’elle est raisonnable, la seule chose qui importe en définitive. La Critique de la religion se distingue par la forme des autres ouvrages de Kant : à en considérer l’ordonnance générale, on dirait plutôt un poëme qu’un livre de science. Elle met d’abord en présence le bon et le mauvais principe, puis nous fait assister à la lutte de ces deux principes dans le cœur de l’homme, nous montre ensuite la victoire remportée par le premier sur le second, ou le règne de Dieu sur la terre, et enfin nous expose le vrai culte qui doit s’élever sous l’empire du bon principe, et qui est aussi éloigné du faux culte que la religion de la superstition. Ce n’est cependant pas une œuvre d’imagination que Kant a voulu composer, mais un livre sérieux de philosophie morale et religieuse. Partout, en effet, sous ce plan et ces formes poétiques se cache une haute philosophie, qui essaye d’interpréter ou de transformer à l’aide des idées morales les légendes, les dogmes et les institutions du christianisme. Ici encore on peut reprocher à la doctrine de Kant de manquer d’étendue ; mais il est beau de voir cette doctrine tout ramener aux idées morales et tourner tout à leur profit. Que l’on songe aussi au ton léger dont il était de mode, au xviiie siècle, de parler du christianisme, à la critique superficielle et ironique qu’en faisaient la plupart des philosophes de ce siècle, et l’on appréciera mieux la valeur de cette œuvre, qui sait si bien allier la plus parfaite indépendance au respect des grandes traditions, et qui se tient à une égale distance d’une théologie aveugle et d’un dédain frivole. La métaphysique kantienne que nous venons de parcourir, et la critique qui en est la condition, composent une science purement rationnelle ou a priori, une science du même ordre que les sciences mathématiques, et qui, dans ce qu’elle donne, doit avoir comme celles-ci une certitude absolue. C’a été, en effet, la prétention de Kant de construire la métaphysique comme les mathématiques, en dehors de l’expérience, et de lui donner par là un caractère absolu. Mais il ne prétend point exclure de la philosophie toute étude expérimentale, soit de l’homme, soit de la nature; seulement il veut qu’on distingue bien et qu’on sépare dans la philosophie ces deux choses : d’une part, la métaphysique et la critique sur laquelle elle s’appuie, lesquelles doivent être tout à fait a priori ; et, de l’autre, l’étude expérimentale de la nature ou de l’homme. Lui même cultivait avec amour ce genre d’étude et y excellait. Dans les dernières années de sa vie, après avoir achevé l’édifice de sa critique et de sa métaphysique, il publia un traité d’Anthropologie, qui résume les leçons que, pendant de longues années, il avait faites sur ce sujet, et où l’on retrouve tout entier ce talent d’observation qu’avait déjà révélé dans la première époque de sa vie son petit écrit Sur les sentiments du beau et du sublime. Dans une note de la préface de ce traité, qui parut en 1798 sous ce titre : Anthropologie au point de vue pragmatique, Kant prend, en quelque sorte, congé du public, et il s’excuse sur son âge avancé de ne pouvoir aussi publier lui-même un résumé des leçons qu’il avait faites pendant les mêmes années sur l’autre branche de la philosophie expérimentale, la géographie physique. Il confia au professeur Rink le soin de publier ces leçons, qui parurent à Kœnigsberg en 1802. Déjà une édition en avait été publiée sans son aveu à Hambourg par Wolmar, qui s’était procuré plusieurs cahiers d’étudiants. Les leçons sur la géographie physique attestent, comme l’Anthropologie, avec un rare talent d’observation, une admirable variété de connaissances et une immense lecture. Ce sont ces qualités qui rendaient l’enseignement de Kant si instructif à la fois et si intéressant. Qu’on y joigne ce mélange de finesse et de bonhomie qui était un des principaux traits de son esprit et de son caractère, en outre un amour de la clarté et un talent d’exposition qui manquent trop dans ses grands comme dans ses petits ouvrages, mais qu’il montrait dans ses cours écrits, enfin cette douce et sympathique chaleur que communiquaient à sa parole une grande élévation d’idées et des convictions profondes, et l’on aura une idée de ce que Kant devait être dans sa chaire. Tous ceux qui l’avaient entendu en parlaient avec admiration, et Herder, son élève et son adversaire, reprochait à l’écrivain de ne pas rappeler assez le professeur.
Dernière mise à jour:2009-03-10 00:46:59 |