Nous ne pouvons ici ni raconter la vie ni peindre le caractère de Kant ; mais nous devons au moins en tracer une esquisse. Nous indiquerons en même temps ceux de ses écrits qui ont précédé la Critique de la raison pure, c'est-à-dire l'avénement de la philosophie kantienne. Quant aux autres, ils trouveront leur place dans l'exposition ou à la suite de l'exposition que nous devons faire de cette doctrine. Kant aimait à se rappeler les bons exemples qu'il avait reçus de ses parents. Il disait avec émotion qu'il n'avait jamais rien vu ni entendu dans la maison paternelle de contraire à la moralité la plus sévère. Son père, simple sellier, était un homme d'une probité rigide et d'une scrupuleuse véracité. Sa mère joignait à ces vertus une piété éclairée. Leurs exemples et leurs conseils développèrent de bonne heure dans l'âme do Kant l'amour du travail, l'horreur du mensonge, le sentiment du devoir et le sentiment religieux. Malheureusement il n'en jouit pas longtemps : il n'avait que treize ans, lorsque sa mère mourut victime d'un noble dévouement, qu'il se plaisait plus tard à raconter. Soutenu dans ses études par un oncle maternel, maître cordonnier, il étudia d'abord au collége Frédéric, où il eut pour condisciple le philologue Run-khenius, et où il s'appliqua surtout à la littérature latine, et à l'âge de seize ans, en 1740, il entra à l'université, où il montra autant d'ardeur que d'aptitude pour les études physiques, mathématiques et philosophiques. Six ans après, en 1746, il publia son premier écrit, Pensées sur la véritable estimation des forces vives, et Examen des preuves dont se sont servis sur cette question Leibniz et d'autres mécanistes, avec quelques observations sur les forces des corps en général; il y montrait déjà un esprit critique et indépendant. Vers cette même époque, ayant eu le malheur de perdre son père, et ne voulant pas rester plus longtemps à la charge de son oncle, il entra comme précepteur chez un pasteur de campagne, puis dans d'autres familles des environs de Kœ-nigsberg, et, pendant neuf années, exerça ces humbles et pénibles fonctions. Mais ce temps ne fut pas perdu pour lui. 11 ne cessa de cultiver son esprit par la méditation et l'étude, et d'accroître ce fonds de connaissances si variées qu'il devait montrer plus tard dans ses cours et dans ses ouvrages. De retour à Kœnigsberg, il songea à prendre le grade de maître ès arts, et à acquérir le droit d'enseigner en qualité de privat-Docent. Il écrivit à ce sujet, en 1755, deux dissertations intitulées, la première : Meditationum quarumdam de igne succincta delineatio, et la seconde : Principiorum primorum cogni-tionis metaphysicœ nova dilucidatio. Cette même année, la première de son enseignement (Kant avait alors trente et un ans), il publia, sous le voile de l'anonyme, un remarquable ouvrage, intitulé : Histoire naturelle et théorie générale du ciel, ou Essai sur la constitution et l'origine mécanique de l'univers, d'après les principes de Newton, et dédié à Frédéric II. Mais avant de parler de cet ouvrage, et pour compléter ces indications bibliographiques, il faut dire que l'année précédente, en 1754, Kant avait inséré dans un journal de Kœnigsberg deux articles sur des questions de cosmologie : 1 ° Examen de la question proposée par l'Académie royale des sciences de Berlin, savoir : Si la terre dans sa rotation autour de son axe, par laquelle elle produit la succession périodique du jour et de la nuit, a éprouvé quelque changement depuis son origine, quelle en a été la cause et comment on peut s'en assurer; 2° Examen physique de la question de savoir si la terre vieillit. Dans le premier de ces articles il annonçait, mais sous un titre différent, son Histoire naturelle du ciel. Dans cet ouvrage, qui n'atteste pas seulement une imagination sublime, mais un génie merveilleusement né pour l'étude du système du inonde, Kant avançait des idées remarquables par leur nouveauté et leur hardiesse, et dont quelques-unes furent depuis pleinement confirmées. Six ans après cette publication, qui avait passé presque inaperçue, Lambert, dans ses Lettres cosmologiques sur la constitution de l'univers (Augsbourg, 1761, traduites en français par Mérian, en 1770), exposait sur le système du monde, la voie lactée, les nébuleuses, etc., des idées analogues à celles de Kant. Le modeste auteur de la Théorie du ciel se montra heureux de voir ses idées confirmées par un aussi habile astronome, et, quelques années après, il entretint avec lui une correspondance philosophique (1765-1770). Plus tard, l'année même où Kant, ayant quitté l'astronomie pour la métaphysique, publia la Critique de la raison pure, en 1781, Herschel confirmait, par la découverte d'Uranus, une conjecture que Kant avait avancée dans sa Théorie du ciel, en la fondant sur la loi de l'excentricité progressive des planètes. Aussi, quoique à cette époque il n'attachât plus une grande importance à ses premiers écrits, permit-il qu'on ajoutât à la traduction allemande de quelques traités astronomiques d'Herschel un extrait de sa Théorie du ciel, heureux cette fois encore de voir ses idées confirmées par les découvertes d'un grand astronome. Les découvertes de Piazzi et d'Ol-bers vinrent encore les confirmer de son vivant. — L'année qui suivit la publication de la Théorie du ciel, en 1756, Kant, pour se conformer à une ordonnance de Frédéric II, d'après laquelle un privat-Docent ne pouvait devenir professeur titulaire qu'après avoir soutenu trois fois des thèses publiques, écrivit une nouvelle dissertation : Metaphysicœ cum geometria junctœ usus in philosophia naturali, cujus specimen primum continet monadologiam physicam, ouvrage qui, comme on le voit par ce titre, annonce une suite, mais qui n'en a pas eu. Kant pouvait espérer la première chaire vacante; mais ce ne fut que quinze ans plus tard, en 1770, qu'il obtint le titre de professeur : il avait alors quarante-six ans. Pendant ces quinze années, outre les cours qu'il lit constamment et avec la plus scrupuleuse exactitude sur les diverses branches des connaissances humaines, les mathématiques, la physique, la logique, la métaphysique, la morale, l'anthropologie pratique et la géographie physique, il publia un assez grand nombre de petits écrits, où ne paraît pas encore le réformateur de la philosophie, mais qui révèlent déjà un esprit original et indépendant. Dans ses cours, quoiqu'il eût l'air de suivre certains guides, Wolf pour les mathématiques, Eberbard pour la physique, Bau-meister, puis Meier pour la logique, Baumgar-ten pour la métaphysique et la morale, il leur empruntait plutôt le texte que le fond de son enseignement. Indiquons maintenant, suivant l'ordre chronologique, les divers écrits qu'il publia ou composa pendant cette période. 1756 : A la dissertation déjà citée il faut ajouter : - Histoire et description naturelle des circonstances les plus remarquables du tremblement de terre qui, à la fin de Vannée 1755, ébranla une partie du globe. — Observations sur les tremblements de terre qui ont eu lieu depuis peu. — Quelques observations pour servir à l'explication de la théorie des vents. C'est un programme de leçons pour le semestre d'été de cette année. 1758 : Nouvelle théorie du mouvement et du repos, et des conséquences qui en dérivent dans les premiers principes de la physique. C'est encore un programme de leçons. — Sur Swedenborg. C'est une réponse à une dame qui lui avait demandé son avis sur les visions de ce singulier personnage. Le futur adversaire de la thaumaturgie et du mysticisme montre ici une réserve curieuse. 1759 : Considérations sur l'optimisme. Programme de leçons. Il paraît que Kant retira autant qu'il put cet écrit de la circulation. 1760 : Pensées sur la mort prématurée de Funck. Lettre de consolation adressée à sa mère. 1762 : Fausse subtilité des quatre figures syl-logistiques. 1763 : Essai ayant pour but d'introduire dans la philosophie la notion des quantités négatives. — Recherches sur l'évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale. Mémoire présenté à l'Académie de Berlin, mais qui n'obtint que l'accessit: le prix fut donné à Mendelssohn. — Seul fondement possible d'une démonstration de l'existence de Dieu. 11 ne s'agit pas ici de la preuve morale, la seule que Kant reconnaîtra plus tard, mais d'une preuve métaphysique qui sera enveloppée alors dans la ruine de toutes les preuves spéculatives. 1764 : Essai sur les maladies de l'esprit. — Observations sur les sentiments du beau et du sublime. Arrêtons-nous un instant sur ce petit écrit, l'un des plus curieux de cette première époque. Il n'y faut pas chercher le germe de la théorie qui sera exposée plus tard dans la Critique du jugement (1790). et bien moins encore une théorie philosophique sur la question du beau et du sublime. Kant n'a point ici une si haute prétention : il veut seulement, comme il en avertit dès le début, présenter quelques observations sur les sentiments du beau et du sublime. Il considère ces sentiments relativement à leurs objets, aux caractères des individus, aux sexes et aux rapports des sexes entre eux, enfin aux caractères des peuples. Ce petit ouvrage n'est donc qu'un recueil d'observations : on n'y pressent pas le profond et abstrait auteur de la Critique de la raison pure ; Kant n'est encore que le beau professeur de Kœnigsberg, comme on l'appelait dans sa ville natale. Mais il se montre ici aussi fin et spirituel observateur qu'ailleurs subtil et profond analyste. On admire la justesse et souvent la délicatesse de ses observations, un heureux et rare mélange de finesse et de bonhomie, enfin le tour ingénieux et vif qu'il donne à ses idées, et où paraît clairement l'influence de la littérature française. La plus remarquable partie de cet écrit est sans contredit celle où Kant traite du beau et du sublime dans leurs rapports avec les sexes : il y a là sur les qualités essentiellement propres aux femmes, sur le genre particulier d'éducation qui leur convient, sur le charme et les avantages de leur société, des observations pleines de sens et de délicatesse, des pages dignes de La Bruyère ou de J. J. Rousseau. Kant reprend après celui-ci cette thèse, si admirablement développée dans la dernière partie de l'Emile, que la femme, ayant une destination particulière, a aussi des qualités qui lui sont propres, et qu'une intelligente éducation doit cultiver et développer, conformément au vœu de la nature. Nul, au xviiie siècle, n'a parlé des femmes avec plus de délicatesse et de respect. On serait tenté de croire que le cœur du philosophe n'est pas toujours resté indifférent aux attraits dont il parle si bien. 1765 : Programme d'un cours sur la géographie physique, suivi de courtes observations sur les vents d'ouest. — Avertissement de Kant sur l'organisation de ses leçons pendant le semestre d'hiver de 1765 à 1766. Kant expose ici ses idées sur l'enseignement, et donne sur son propre enseignement quelques détails curieux. 1766 : Rêves d'un visionnaire expliqués par les rêves de la métaphysique. Dans ce petit ouvrage, dont Swedenborg est l'occasion, on voit poindre l'esprit qui produira la philosophie critique. 1768 : Du premier principe de la différence des régions dans l'espace. 1770 : De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis. C'est la dissertation que Kant présenta pour être admis enfin dans la Faculté comme professeur titulaire de logique et de métaphysique. Cette dissertation contient déjà quelques-unes des idées fondamentales de la critique. — C'est aussi à cette époque qu'il faut placer la correspondance philosophique de Kant avec Lambert. A l'époque où nous sommes arrivés, et où Kant prit enfin possession d'une chaire, il méditait déjà une réforme philosophique; mais l'ouvrage qui l'exposait ne parut que onze ans après, en 1781. Kant touchait à la vieillesse en même temps qu'à la gloire. Il avait cinquante-sept ans quand il publia la Critique de la raison pure. Pendant tout cet intervalle, de 1770 à 1781, tout entier à la grande oeuvre qu'il méditait, il ne publia qu'un seul écrit, et encore n'est-ce qu'un programme : Des différentes races d'hommes, 1775. Enfin l'année 1781 marque une nouvelle époque dans la vie de Kant et une nouvelle ère dans la philosophie : nous n'indiquerons pas ici les ouvrages qui se rattachent à cette époque si féconde et si glorieuse, puisqu'ils doivent trouver leur place plus loin; nous nous bornerons à dire que de 1781, date de la Critique de la raison pure, jusqu'en 1798, époque où il prit congé du public (il avait alors soixante-quatorze ans), peu de temps après avoir renoncé à ses cours, qu'il avait toujours faits avec la plus grande exactitude, Kant ne cessa de composer et de publier, soit de grands ouvrages destinés à continuer ou à compléter l'édifice de la nouvelle philosophie, soit des ouvrages moins considérables, ou de petits écrits ayant pour but de l'expliquer ou de la défendre, ou même portant sur des sujets étrangers à la philosophie critique. Ainsi, dans l'espace de dix-sept ans, malgré son âge avancé, il parvint à construire tout entier de ses mains un des systèmes les plus vastes et les plus fortement liés que puisse présenter l'histoire de la philosophie. Il avait voué la dernière partie de sa vie à cette grande œuvre, et il put l'accomplir paisiblement : une seule fois il fut inquiété, ce fut pour sa Critique de la religion, et il dut acheter au prix, non d'une rétractation du passé, mais d'une promesse pour l'avenir, le repos et la tranquillité dont il avait besoin. A part cet incident, rien ne troubla la vieillesse du grand philosophe : elle fut calme autant que laborieuse. Témoin de sa gloire et de l'influence que sa philosophie exerçait sur les esprits, il en jouit, mais avec modération; et s'il rencontra des adversaires, même de sévères et vives critiques, en général la sérénité de son âme n'en fut point altérée. Il mourut peu d'années après celle où il avait en quelque sorte pris sa retraite, le 24 février 1804, âgé de près de quatre-vingts ans. Nous allons nous occuper tout à l’heure du philosophe; disons d’abord quelques mots de l’homme. En lisant des ouvrages comme la Critique de la raison pure, la Critique de la raison pratique et la Critique du jugement, on croirait que celui qui les a écrits devait être un penseur triste et solitaire, toujours renfermé avec lui-même dans son cabinet ou n’en sortant que pour paraître dans sa chaire. Il semble aussi que, pour accomplir de si grandes choses en un si court espace de temps, il ait fallu une vie entièrement retirée. Et pourtant Kant était un homme comme un autre, plus gai même et plus affable que bien d’autres, qui ne sont pas métaphysiciens : il aimait la société, non pas toute espèce de société, mais une société choisie d’amis, même de femmes, qu’il charmait par une conversation instructive sans pédanterie, gaie sans grossièreté, piquante sans méchanceté, et par toutes les qualités aimables de son heureux caractère. Mais il ne donnait au monde et à ses amis que les moments qu’il réservait, pour le délassement de son esprit, et il avait l’art si précieux et si difficile de bien distribuer son temps. En général il était extrêmement régulier et méthodique dans sa manière de vivre et dans ses habitudes. Il l’était même jusqu’à la bizarrerie, mais naturellement et sans aucune affectation. Personne n’eut jamais plus de simplicité et de candeur, et ne détesta davantage la fausse originalité et le charlatanisme. Il était doux ; tolérant, excepté pour l’intolérance; bienveillant, excepté pour les méchants, et, quoiqu’il eût sans doute conscience de son génie, il était sans orgueil comme sans envie. Sa douceur et sa bonté ne l’empêchaient pas d’ailleurs d’être ferme. Rien au monde n’eut pu ébranler sa fidélité à ses engagements, son attachement à ses amis, et en général son respect pour le devoir. Il avait le mensonge en horreur, et la plus exacte véracité était pour lui un des premiers devoirs de l’homme. A ces vertus Kant joignait la bienfaisance. Malgré la médiocrité de sa fortune, il soulageait ceux de ses parents qui étaient pauvres, et il donnait chaque année aux indigents une somme presque égale à celle qu’il consacrait à sa famille. En un mot, Kant était un homme de cœur, et, ce qui est un grand éloge pour un philosophe, sa vie fut conforme à sa doctrine : la première fut. Comme la seconde, profondément morale.
Dernière mise à jour:2009-03-10 00:57:52 |