Cette doctrine n’a pas toujours été favorablement jugée. L’école franciscaine se considérant comme solidaire des opinions de Duns-Scot, Guillaume devait soulever plus d’une tempête dans cette école, lorsqu’il vint combattre la plupart des thèses de son illustre maître. D’autre part, les dominicains ne voulant pas reconnaître d’autre oracle que saint Thomas, condamnaient a priori, comme suspectes d’hérésie, toutes les propositions qu’on ne pouvait appuyer sur quelques passages de la Somme ou des Opuscules. et Guillaume osa se prononcer, sans aucun ménagement, contre les prémisses et contre les conséquences de l’idéologie thomiste. Si donc il eut de son temps des zélateurs enthousiastes, il dut rencontrer et, en effet, il rencontra des contradicteurs non moins passionnés. La postérité s’est montrée moins équitable encore à son égard. Guillaume est un nominaliste déclaré ; son titre, c’est d’être le chef de cette école, princeps nominalium. Or, cette école n’a pas conservé, depuis le xve siècle, une très-bonne renommée. En France, en Italie, ce sont des néo-platoniciens, c'est-à-dire des réalistes, qui ont fermé l’ère de la scolastique, et l’on soupçonne qu’ils n’ont pas dû traiter avec beaucoup d’égards leurs adversaires les plus directs, les plus prononcés, les disciples de Guillaume d’Ockam. Arnauld et Leibniz étant venus plus tard dire quelques mots en leur faveur, on n’a pas cru néanmoins devoir prendre soin de réviser une si vieille sentence, et de nos jours on la trouve reproduite en des ouvrages qui, pour le fond et même pour la forme, ne sont rien autre chose que nominalistes, c’est-à-dire résolument péripatéticiens. Il importe donc d’exposer ici les thèses principales de Guillaume d’Ockam. Qu'est-ce qu’une idée? La doctrine de Guillaume se trouve, en quelque sorte, tout entière dans la réponse qu’il fait à cette question. Mais pour comprendre cette réponse, il faut d’abord connaître ce qu’on enseignait de son temps touchant le problème de la nature des idées. Saint Thomas et Duns-Scot sont en grande querelle sur la manière d’être des choses externes. Celui-ci veut que l’universel existe in re ; celui- là soutient que toutes les choses subsistent individuellement. Mais s’agit-il do définir ce qu’on appelle en scolastique la chose interne, l’idée? Sur ce point, Duns-Scot et saint Thomas sont à peu près d’accord : ils disent que l’idée est un tout dont l’âme est le lieu propre, et que ce tout possède au sein de l’âme une existence permanente, comme distinct de la faculté de penser et des autres concepts de même nature que lui. Ainsi, le réalisme de Duns-Scot consiste, d'une part, à déclarer qu’il y a, dans les choses, in re, des natures, des essences, qui correspondent avec une exactitude rigoureuse, absolue, à l’universel terminologique; et, d’autre part, à prétendre que cet universel est représenté dans le sanctuaire de l’âme par certaines entités, certaines images réellement subsistantes, certains objets, vicaires des choses, possédant comme elles une essence déterminée. La première de ces deux thèses est combattue par saint Thomas ; mais il tient pour la seconde. Le réalisme de saint Thomas est donc purement idéologique. Aucune des assertions réalistes ne doit trouver grâce devant l’âpre logique de Guillaume d’Ockam. Voici d’abord dans quels termes il argumente contre le réalisme ontologique de Duns- Scot. La formule la plus rigoureuse de ce système est celle-ci : il existe des natures universelles, intrinsèques à chaque singulier, qui, dans leur manière d’être absolue, constituent indivisément l’essence de tous les singuliers numérables. Ainsi, l’on suppose une substance universelle, au sein de laquelle et par laquelle subsistent tous les êtres particuliers ; de même on suppose un animal universel, qui est pris pour le sujet commun de tous les animaux individuels. « Cette opinion, dit Guillaume d’Ockam. est tout simplement fausse et absurde, simpliciter falsa et absurda. » Il la combat ensuite et démontre que toute substance est une en nombre et singulière. Il ajoute que si l’on a mis en avant l’hypothèse des essences universelles, afin de donner à la science un retranchement contre les assauts du scepticisme, on a dépensé beaucoup d’efforts pour produire un résultat bien miserable. En effet, s’il est clairement établi que rien ne subsiste au titre d’universel, voilà la brèche ouverte, et le scepticisme entre dans la place. Mais la science n’est pas du tout intéressée à ce que les termes d’une proposition soient des choses hors de l’entendement : si ces termes sont des concepts vrais et nécessaires, qui, dans leur unité, représentent fidèlement ce qui a été recueilli de plusieurs, le principe de la certitude est sauvé. Quoi de plus légitime, en effet, qu’un concept nécessaire ? et la science peut-elle avoir un fondement plus solide que celui-là? Toutes les formules du réalisme ontologique sont successivement énoncées par Guillaume, et il prouve qu’ayant la même origine elles aboutissent à la même conclusion. Aussi leur oppose-t-il les mêmes raisonnements. Nous ne nous arrêtons pas plus longtemps à cette partie de l’argumentation de Guillaume d’Ockam. Tout ce qu'il dit à ce sujet se retrouve dans les écrits d’Abailard, d’Albert le Grand et de saint Thomas, combattant les uns et les autres le spinozisme plus ou moins développé de Guillaume de Champeaux, de Gilbert de La Porrée et du juif Avicebron. La seule remarque que nous ayons à faire ici, c’est que la manière d’argumenter de notre docteur est plus sobre que celle d’Abailard et d’Albert, plus énergique, plus ferme que celle de saint Thomas Arrivons maintenant à ce qui concerne le réalisme idéologique. Guillaume se trouve dès l’abord en présence de cette grave question : Le sujet psychologique, l’âme, l’intellect, est-il une substance? Il l’accorde volontiers. L’intellect a des qualités actives qui lui sont propres; il est le sujet de divers phénomènes auxquels le corps semble tout à fait étranger. Qu’on le désigne donc sous le nom de substance, Guillaume ne s’y oppose pas; mais ce qu’il repousse bien loin, c’est l’hypothèse d’une identité catégorique entre l’intellect et les concepts intellectuels. Saint Thomas et Duns- Scot affirment l’un et l’autre cette identité; ils soutiennent que les concepts, espèces ou idées- images, constituent dans l’entendement quelque chose de persistant qui appartient au genre de la substance. Guillaume d’Ockam démontre contre eux qu’un concept est simplement une modalité du sujet pensant, modalité qui ne se distingue pas en nature de l’intellection, ou, pour parler le langage cartésien, de la perception. Voici comment il discute cet intéressant problème. Sa première conclusion est celle-ci : « In sensu exteriori, sive accipiatur pro organo, sive pro potentia, non imprimitur aliqua species necessario praevia primae sensationi. — Que le sens externe soit pris pour un organe ou pour une simple puissance, dans aucune de ces deux acceptions il ne reçoit une espèce nécessairement formée avant la première sensation. » Il s’agit ici du premier degré de l’idée-image, de l’espèce impresse. Suivant les thomistes, toute sensation est provoquée par la présence occasionnelle d’une sorte d’impression sur l’organe sensible. Ce n’est pas là, qu’on le comprenne bien, l’espèce intermédiaire des scotistes exaltés ; ce n’est pas ce petit corps qui, se dégageant de l’objet, vient éveiller l’attention du sujet et l’inviter à sentir : les thomistes ne croient pas à l’existence de ces êtres invisibles; ils prétendent simplement que l’acte subjectif de la sensation a pour moyen, pour moyen nécessaire, une empreinte de l’objet réellement formée sur le sens externe. Eh bien ! ce n’est là, suivant Guillaume d’Ockam, qu’une vaine fiction. Il est bien vrai que certains sens reçoivent l’image des objets; mais cette réception accompagne l’acte de sentir, et ne le détermine pas. D’une part, le sujet sentant ; d’autre part, l’objet sensible ou senti : voilà les deux causes partielles de la sensation, et il n’en faut pas chercher d’autres. Parlons maintenant de l’espèce expresse. Les thomistes la définissent une certaine image de l’objet qui demeure, après la sensation, réellement gravée sur l'organe, comme une représentation permanente de l’objet absent. Guillaume d’Ockam ne nie pas cette propriété de l'organe de la vue, qui consiste à retenir pendant quelques instants l’empreinte plus ou moins fidèle de la chose perçue ; ce qu’il conteste énergiquement, c’est la permanence de cette empreinte sur la rétine. Il ajoute que l’intuition préalable (d’intueri pris au propre, c’est-à-dire la perception) de certains objets dispose le sens externe ou le sens interne (l’imagination) d’abord à voir ces objets, ensuite à les percevoir plus promptement, s’ils viennent de nouveau provoquer notre sensibilité; en outre, il admet volontiers que la réminiscence d’une chose perçue est un acte qui s’accomplit en l’absence de cette chose. Ce qu’il n’admet pas, c’est que cette intuition plus prompte et cette réminiscence soient déterminées par des entités différentes des objets externes, localisées au sein de l’âme sensible, postérieures en ordre de génération à l’acte de sentir, mais antérieures à l’acte d’imaginer. Telle est la doctrine de Guillaume sur le premier degré de la connaissance. On le voit, il repousse toutes les hypothèses sans lesquelles les maîtres de l’école realiste ne savent expliquer ni la perception ni la réminiscence de l’idée simple. Il faut l’entendre maintenant analyser les opérations de la puissance intellective. « Ad habendam cognitionem intuitivam, quæ est prima cognitio intellectus, non oportet ponere speciem intelligibilem, aut aliquid praeter intellectum et rem cognitam. » (G. Biel, in II Sentent., dist. 3, quæst. 2.) L’intellection n’a pour causes partielles que la chose connue et l’intellect : voilà le principe. La conséquence la plus prochaine de ce principe, c’est qu’il faut rejeter tout ce que racontent et les thomistes et les scotistes sur la manière d’être des espèces intelligibles. Ces espèces ne sont encore que des fictions réalisées : ainsi que l’esprit possède la faculté de percevoir les objets simples, de même il possède la faculté d’abstraire, d’associer, de combiner les notions recueillies de ces objets, et de former les idées générales. Entre ces deux termes, le sujet et l’objet, il s’établit un rapport; ce rapport est le mobile des actes que vient terminer soit la perception, soit l'intellection. Mais quelle est la cause efficiente, ou, pour mieux parler, quel est le moyen de ce rapport? On dit que c’est un troisième terme, qui a pour attribution spéciale de mettre en contact ce qui est naturellement désuni. Illusions de la fausse science ! | s’écrie le maître de l’école nominaliste : entre ce qui semble naturellement désuni il existe un lien naturel qui motive tous les phénomènes de la sensibilité et de l’intelligence : l’objet est né pour être connu, le sujet est né pour connaître! il n’y a rien de plus à constater dans l’ordre des choses : nihil praeter intellectum et rem cognitam. Enfin, il arrive à la théorie des idées divines. On sait quelle était la doctrine des docteurs réalistes à l’égard de ces idées. Non-seulement ils les définissaient, comme les idées humaines, des entités permanentes ; ils allaient plus loin, car, les distinguant de l’essence divine, ils leur attribuaient encore une manière d’être subjective absolument indépendante de cette essence. Dans ce système, les idées de Dieu forment, pour ainsi parler, son conseil aulique. Elles sont au-dessous de lui, mais il ne peut rien décider sans les appeler en consultation, et comme ce sont des idées distinctes qui portent des noms différents, la sagesse, la bonté, la justice, etc., elles sont rarement d’accord ; de là, de vifs et orageux débats au sein de la pensée divine. Guillaume d’Ockam n’a pas de peine à faire bonne justice de toutes ces inventions. Une idée humaine, c’est, dit-il, la notion de la chose qui est : or, le propre de l’entendement divin est de créer; l’idée divine sera donc la notion de la chose qui doit être. Maintenant cette notion, parce qu’elle est éternelle, sera-t-elle considérée comme une essence ? Non, sans doute ; Dieu étant éternel, on s’explique l’éternité de ses idées sans avoir besoin de subdiviser son entendement en autant d’entités solitaires qu’il existe de modalités diverses au sein des choses créées. Toutes ces modalités sont en Dieu : on peut se servir de ces termes ; cependant il faut ajouter que leur manière d’être en Dieu n’est pas subjective, mais est objective. Or, être objectivement en Dieu, être objet de la connaissance divine, c’est tout simplement être connu par Dieu. Deus cogitavit mundum antequam creavit, dit saint Augustin. Avant de créer le monde, Dieu l’a pensé : soit! mais comme le potier pense le vase qu’il doit façonner; ce qui ne signifie pas, assurément, qu’avant de prendre rang au sein des choses réelles, ce vase était, pour employer l'idiome des réalistes, un acte entitatif dans l’entendement du potier. Toutes ces conclusions sont nominalistes, nous ne voulons pas le dissimuler ; mais, qu’on y regarde de près, on verra que le nominalisme de Guillaume d’Ockam n’est pas plus téméraire, plus subversif que l’argumentation d’Arnauld contre Malebranche et celle de Reid contre Locke. Nous aurions beaucoup à dire à ce propos, si nous jugions opportun d’évoquer ici la cause du nominalisme et de la plaider de nouveau ; qu’il nous suffise de faire connaître l’opinion soutenue avec tant d’éclat par Guillaume d’Ockam. Cette opinion sur la nature des idées est, nous l’avons indiqué déjà, ce qu’il y a de plus original dans les écrits philosophiques de notre docteur ; sur toutes les autres questions il ne fait guère que reproduire d’une manière plus méthodique, plus rigoureuse, les solutions déjà présentées par saint Thomas. Sa gloire, c’est d’avoir attaqué le dernier retranchement du réalisme, la théorie des idées, et d’y avoir fait une large brèche. Après lui, ses disciples continueront l’entreprise si heureusement commencée, et viendront. aplanir le sol sur lequel doit s’élever l’édifice de la philosophie moderne.
Dernière mise à jour:2016-03-06 01:05:42 |