Dès que notre intelligence commence à démêler quelques perceptions, elle acquiert la notion d'objets distincts et semblables, comme les étoiles sur la voûte céleste, les cailloux sur les plages de la mer, les arbres ou les animaux à travers une campagne ; de là l'idée de nombre, la plus simple, la plus vulgaire de toutes les conceptions abstraites, et celle qui contient en germe la plus utile comme la plus parfaite des sciences. Quand même l'homme, privé de ses sens ou de certains sens, n'aurait pas la connaissance des objets extérieurs, si d'ailleurs ses facultés n'étaient pas condamnées à l'inaction, on conçoit que l'idée de nombre pourrait lui être suggérée par la conscience de ce qui se passe en lui, par l'attention donnée à la reproduction intermittente des phénomènes intérieurs, identiques ou analogues. Le nombre est conçu comme une collection d'unités distinctes, c'est-à-dire que l'idée de nombre implique à la fois la notion de l'individualité d'un objet, de la connexion ou de la continuité de ses parties (s'il a des parties), et celle de la séparation ou de la discontinuité des objets individuels. Lors même qu'il y aurait entre les objets nombres une contiguïté physique, il faut que la raison les distingue et qu'on puisse les séparer mentalement, nonobstant cette contiguïté ou cette continuité accidentelle et nullement inhérente à leur nature. Des cailloux qui se touchent ne cessent pas pour cela d'être des objets distincts, et le ciment qui, parfois, les agglutine, n'empêche pas d'y reconnaître des fragments de roches préexistantes, de nature et d'origine diverses. D'un autre côté, tous les phénomènes sensibles nous suggèrent l'idée de grandeur continue, c'est-à-dire l'idée d'un tout homogène, susceptible d'être divisé, au moins par la pensée, en tel nombre qu'on voudra de parties parfaitement similaires ou identiques, ce nombre pouvant croître de plus en plus sans que rien en limite l'accroissement indéfini. Nous disons que les phénomènes sensibles nous suggèrent l'idée de la continuité et non qu'ils nous la donnent, puisque l'expérience sensible ne peut opérer qu'une division limitée. C'est par une vue de la raison que l'idée de la continuité et, par suite, l'idée de la grandeur continue sont saisies dans leur rigueur absolue. Ainsi nous concevons nécessairement que la distance d'un corps mobile à un corps en repos, ou celle de deux corps mobiles, ne peuvent varier qu'en passant par tous les états intermédiaires de grandeur, en nombre illimité ou infini ; et il en est de même du temps qui s'écoule pendant le passage des corps d'un lieu à un autre. En général, lorsqu'une grandeur physique varie avec le temps, ou en raison seulement de la variation des distances entre des corps ou des particules matérielles, ou par les effets combinés de l'écoulement du temps et de la variation des distances, il répugne qu'elle passe d'un état à un autre sans passer, dans l'intervalle, par tous les états intermédiaires. A la notion de grandeur se rattache immédiatement celle de mesure : une grandeur est censée connue et déterminée lorsqu'on a assigné le nombre de fois quelle contient une certaine grandeur de même espèce, prise pour terme de comparaison ou pour unité. Toutes les grandeurs de même espèce, dont celle-ci est une partie aliquote, se trouvent alors représentées par des nombres ; et comme on peut diviser et subdiviser, suivant une loi quelconque, l'unité en autant de parties aliquotes que l'on veut, susceptibles d'être prises, à leur tour, pour unités dérivées ou secondaires, il est clair qu'après qu'on a choisi arbitrairement l'unité principale et fixé arbitrairement la loi de ses divisions et subdivisions successives, une grandeur continue quelconque comporte une expression numérique aussi approchée que l'on veut, puisqu'elle tombe nécessairement entre deux grandeurs susceptibles d'une expression numérique exacte, et dont la différence peut être rendue aussi petite qu'on le veut. Les grandeurs continues ainsi exprimées numériquement au moyen d'une unité abstraite ou conventionnelle, passent à l'état de quantités, ou sont ce qu'on appelle des quantités. Ainsi, non-seulement l'idée de quantité n'est point primordiale, mais elle implique quelque chose d'artificiel. Les nombres sont dans la nature, c'est-à-dire subsistent indépendamment de l'esprit qui les observe ou les conçoit ; car une fleur a quatre, ou cinq, ou six étamines, sans intermédiaire possible, que nous nous soyons ou non avisés de les compter. Les grandeurs continues sont pareillement dans la nature ; mais les quantités n'apparaissent qu'en vertu du choix artificiel de l'unité, et à cause du besoin que nous éprouvons (par suite de la constitution de notre esprit) de recourir aux nombres pour l'expression des grandeurs. Dans cette application des nombres à la mesure des grandeurs continues, le terme d'unité prend évidemment une autre acception que celle qu'il a quand on l'applique au dénombrement d'objets individuels et vraiment uns par leur nature. Philosophiquement, ces deux acceptions sont tout juste l'opposé l'une de l'autre. C'est un inconvénient du langage reçu, mais un inconvénient moindre que celui de recourir à un autre terme que l'usage n'aurait pas sanctionné. Au contraire, on blesse à la fois le sens philosophique et les analogies de la langue lorsqu'on applique aux nombres purs, aux nombres qui désignent des collections d'objets individuels, la dénomination de quantités, en les qualifiant de quantités discrètes ou discontinues. Le marchand qui livre cent pieds d'arbres, vingt chevaux, ne livre pas des quantités, mais des nombres ou des quotités. Que s'il s'agit de vingt hectolitres ou de mille kilogrammes de blé, la livraison aura effectivement pour objet des quantités et non des quotités, parce qu'on assimile alors le tas de grains à une masse continue quant au volume ou quant au poids, sans s'occuper le moins du monde d'y discerner et d'y nombrer des objets individuels. Une somme d'argent doit aussi être réputée une quantité, parce qu'elle représente une valeur, grandeur continue de sa nature, et que le compte des pièces de monnaie, compte qui peut changer, pour la même somme, selon les espèces employées, n'est qu'une opération auxiliaire pour arriver à la mesure de la valeur.
Dernière mise à jour:2009-06-25 01:07:33 |