Ce sont ces différentes espèces d'unités que nous allons essayer de mettre en lumière et de distinguer les unes des autres par la méthode d'observation. La première unité dont l'idée se trouve en nous et sans laquelle il nous est impossible d'en concevoir aucune autre, c'est celle de notre propre conscience. Supposez, en effet, que celle-là n'existe pas, alors la pensée elle-même cesse d'exister, comme nous l'avons dit en commençant, puisqu'on ne pense pas sans savoir qu'on pense ou sans avoir conscience de sa pensée. Mais comment la conscience est-elle une? Parce qu'elle se rapporte à un seul être, à une seule personne, à un seul moi; et ce moi, comme nous l'avons démontré tant de fois (voy. Ame, Substance, Cause), n'est pas simplement le sujet de la pensée ou de la conscience, c'est-à-dire quelque chose d'abstrait, une entité logique, mais une forme qui agit en même temps qu'elle pense, une cause personnelle et libre La notion d'unité, telle que d'abord elle se présente à notre esprit et qui est pour nous le véritable type de ce qui est un, est donc inséparable de l'intelligence, de l'activité, de la liberté, et se réunit à l'idée d'une cause ou d'une substance spirituelle. Mais en même temps que la conscience nous donne cette idée, le souvenir éveille en nous celle du temps, dans lequel nous avons commencé et continuons d'exister; la perception nous fait concevoir l'espace où se meuvent et s'étendent les corps. Or, le temps et l'espace sont certainement deux unités; car l'un et l'autre nous sont donnés tout entiers, dans leur infinitude, comme deux choses auxquelles il n'y a rien à ajouter ni rien à retrancher. Mais quelle différence entre ces deux unités et celle que nous trouvons en nous-mêmes ! Celle-ci, outre qu'elle est vivante, intelligente, active, libre, est absolument indivisible, c'est-à-dire sans étendue ; celles-là sont l'étendue même ou l'immensité, et rien que l'immensité, au sein de laquelle, tout en reconnaissant toujours un seul temps et un seul espace, nous pouvons introduire une infinité de délimitations ou de circonscriptions. La moindre de ces délimitations, c'est le moment où le point type de l'unité arithmétique et origine de la notion de nombre, comme l'étendue elle-même prise dans sa totalité, forme l'unité géométrique et le principe de la notion de grandeur. Toutes deux se réunissent dans l'unité mathématique. Indépendamment de ces deux espèces d'unités, l'unité spirituelle du mot et l'unité mathématique du temps et de l'espace, nous en concevons une troisième, celle d'une cause déterminée particulière, qui agit dans l'espace et participe de l'étendue, de la divisibilité de l'espace, sans participer de son infinitude. Cette troisième espèce d'unité, c'est l'unité matérielle ou physique : car certainement un corps, si divisible qu'il soit, a ses attributs, ses proportions, ses limites, son existence propre, qui le distinguent de tous les autres corps; en un mot, il a son unité. Mais cette unité se présente sous différentes formes et parcourt, en quelque sorte, plusieurs degrés. Tantôt elle repose uniquement sur la contiguïté naturelle ou la force de cohésion qui unit les éléments: nous la distinguerons sous le nom d'unité chimique; tantôt elle résulte d'une construction dont toutes les parties, mues par une force intérieure, ont une forme et un usage invariables, et conspirent avec harmonie au même but : c'est l'unité organique; tantôt elle réside dans la force même que nous admettons pour expliquer certains phénomènes sensibles, et que nous plaçons, selon la nature de ces phénomènes, ou dans un lieu déterminé, comme la contractilité, l'irritabilité, la force végétale , ou dans l'espace tout entier, comme l'attraction universelle. C'est ce qu'on peut appeler l'unité dynamique. Sans doute une telle idée est bien éloignée de celle que nous nous faisons de la matière ; cependant toutes les forces de la nature agissant dans l'étendue et ne pouvant se révéler à nous que par l'intermédiaire des sens, appartiennent nécessairement au monde physique. Enfin une dernière espèce d'unité, c'est celle qui est uniquement dans la pensée, et qui, hors de la pensée, n'a aucune existence distincte, comme les genres et les espèces; celle qui consiste à embrasser dans une même idée abstraite, prise pour type commun, une multitude de faits ou d'objets particuliers, semblables par certains points, différents par d'autres, et qui, au moyen de ces idées abstraites, compose de la même manière des jugements abstraits. Cette quatrième espèce d'unité, c'est l'unité logique, qui se manifeste plus qu'aucune autre dans les formes du langage, et que nous prenons trop souvent pour une unité reelle. Nous ne parlerons ni de l'unité morale, qui se trouve comprise dans l'unité spirituelle, ni de l'unité esthétique, c'est-à-dire de l'unité dans le beau, qui n'est pas moins abstraite que l'unité logique, et même, à un certain point de vue, se confond avec elle : car l'idéal que l'artiste se propose est dans le même rapport avec les formes qui l'expriment, que l'idée générale avec les faits particuliers. On peut donc regarder comme suffisante la classification que nous venons d'établir. De cette classification et des observations sur lesquelles elle s'appuie, nous tirerons deux conclusions, dont l'une intéresse la psychologie ou la nature de l'esprit humain, l'autre la métaphysique ou la nature des êtres en général. La conclusion psychologique, c'est que la notion d'unité, si nécessaire qu'elle soit, n'est pas une notion distincte et originale de notre esprit, une catégorie à part, comme dirait Kant; mais elle se trouve évidemment comprise dans l'idée de substance et dans l'idée de cause, telles que nous les concevons par la conscience, dans l'idée de temps, dans l'idée d'espace, dans chacune des opérations de notre pensée ; et ce n'est qu'à l'aide de l'abstraction qu'on parvient à l'isoler pour l'élever, en quelque sorte, au-dessus des éléments dont elle fait partie. La conclusion, métaphysique à laquelle nous sommes conduits, c'est que l'unité logique n'ayant aucune existence par elle même; l'unité mathématique, c'est-à-dire celle du temps et de l'espace, ne pouvant se concevoir que comme une condition de l'existence et non comme un être; l'unité physique étant une unité incomplète, puisqu'elle est toujours divisible, il n'y a de véritable unité que l'unité spirituelle, celle qui vit, qui pense, qui agit, qui se sait libre. Par conséquent, c'est une unité du même ordre, mais élevée aux proportions de l'infini, qu'il faut concevoir comme l'unité suprême à laquelle toutes les autres sont subordonnées. Dès ce moment, Dieu n'est plus la totalité inintelligible et inintelligente, mais le créateur et la providence de tout ce qui est.
Dernière mise à jour:2009-06-03 00:36:44 |