La kabbale, dès son origine, se partageait en deux branches : l’une qu’on appelait l’histoire de la Genèse (Maasseh bereschit), était une explication symbolique de la création, ou une théorie de la nature; l’autre ayant pour titre l’histoire du Char céleste (Maasseh merkabah), c’est-à-dire du char dont il est question dans la vision d’Ezéchiel, formait un système de théologie et de métaphysique, où le développement nécessaire des attributs divins était représenté comme la cause de tous les êtres. On n’attribuait pas à la première le même degré de sainteté et d’importance qu’à la seconde. Celle-là pouvait être enseignée intégralement par un homme à un autre; celle-ci ne devait être divulguée qu’avec des précautions et des restrictions infinies. Peu à peu on rédigea ces deux sciences, d’abord confiées exclusivement à la mémoire des adeptes. Quelques rares manuscrits, conçus dans le style des anciens oracles, passaient mystérieusement de main en main, en augmentant toujours de volume. Ainsi se formèrent, dans l’espace de plusieurs siècles, les deux principaux et plus anciens monuments de la kabbale, le Sepher iecirah et le Zohar, dont le premier correspond à l’histoire de la Genèse, le second à l’histoire du Char céleste. Nous ne les considérons donc ni l’un ni l’autre comme l’ouvrage d’un seul auteur; nous n’attribuons pas, comme on l’a fait pendant longtemps et sans aucun motif, le Sepher iecirah à Akibah, ni le Zohar à Simon benJochaï, quoique Simon ben-Jochaï et ses disciples y aient, selon toute apparence, la plus grande part; et par ce moyen s’évanouissent à la fois les difficultés qu’on a élevées contre l’authenticité de ces livres. Ce qui frappe tout d’abord chez les kabbalistes et fait même partie de leur originalité, c’est la forme sous laquelle ils exposent généralement leur doctrine. Comme s’ils n’osaient pas se l’avouer à eux-mêmes, ou pour en dissimuler aux autres toute la hardiesse, ils, s’efforcent ou se donnent l’air de la tirer de l’Écriture sainte; et comme l’Écriture sainte ne se prête en aucune manière à ce dessein, ils prennent avec elle les plus étranges libertés. Ne tenant pas le moindre compte de la valeur des mots ni des lois du langage, ils substituent partout au sens naturel un sens allégorique, qui, ainsi que l’on doit s’y attendre, est l’expression de leurs opinions préconçues. Les événements de l’Ancien Testament, les cérémonies qu’il prescrit, ne sont à leurs yeux que des symboles, ou, pour traduire leurs propres paroles, qu’un vêtement souvent grossier sous lequel se cachent et le corps et l’âme de la loi. Par le corps ils entendent le sens moral des livres révélés; par l’âme le sens mystique; mais il y a aussi une âme pour cette âme, ou un degré supérieur de sagesse et de perfection auquel n’arrivent qu’un très-petit nombre d’élus. Indépendamment de cette manière d’interpréter l’Écriture, qu’on trouve aussi chez Philon; qui avant Philon avait déjà été pratiquée par les thérapeutes, et qui passa ensuite, avec tous ses abus, à Origène, les kabbalistes se servaient encore d’autres procédés, plus artificiels, pour rattacher en apparence leurs idées philosophiques aux textes sacrés, et pour frapper l’imagination par des effets imprévus : par exemple, en prenant soit la première, soit la dernière lettre de chacun des mots dont se compose un verset des livres saints, ils formaient un mot nouveau qui en révélait le sens mystique; ou bien ils changeaient la valeur des lettres en remplaçant la première par la dernière, aleph par tau, c’est-à-dire alpha par oméga, et réciproquement; ou enfin ils substituaient aux lettres dont les mots sont composés les nombres que ces lettres représentent dans le système de numération des Hébreux, pour en former ensuite les plus étranges combinaisons. Ce n’est qu’à l’aide de ces moyens, employés au même rôle que les instruments de torture, qu’ils pouvaient forcer la Bible à leur rendre témoignage : car il ne faut pas se faire illusion, la kabbale est panthéiste. L’existence d’un seul être se développant éternellement sous des formes diverses, et tirant de sa substance, par une suite indéfinie d’émanations, non-seulement l’univers avec tout ce qu’il contient, mais la force même qui l’a créé avec ses propres attributs, voilà le dernier mot de chacun des deux ouvrages dont nous avons parlé précédemment et que nous allons essayer de faire connaître par une rapide analyse. Le Sepher iecirah, c’est-à-dire le Livre de la création, est une espèce de monologue placé dans la bouche d’Abraham, et où nous apprenons comment le père des Hébreux a dû comprendre la nature pour se convertir à la croyance du vrai Dieu. Cette bizarre composition ne comprend pas plus que quelques pages écrites d’un style énigmatique et sentencieux comme celui des oracles; mais sous cette obscurité étudiée et à travers le voile de l’allégorie, elle nous laisse apercevoir cependant l’idée même de la kabbale. Elle nous montre tous les êtres, tant les esprits que les corps, tant les anges que les éléments bruts de la nature, sortant par degrés de l’unité incompréhensible, qui est le commencement et la fin de l’existence. C’est à ces degrés toujours les mêmes, malgré la variété infinie des choses; c’est à ces formes immuables de l’être que le Sepher iecirah donne le nom de séphiroths. Elles sont au nombre de dix. La première, c’est l’esprit du Dieu vivant ou la sagesse éternelle, la sagesse divine identique avec le Verbe ou la parole. La seconde, c’est le souffle qui vient de l’esprit ou le signe matériel de la pensée et de la parole, en un mot l’air, dans lequel, selon l’expression figurée du texte, ont été gravées et sculptées les lettres de l’alphabet. La troisième, c’est l’eau, engendrée par l’air, comme l’air est engendré par la voix ou par la parole; l’eau épaissie et condensée produit la terre, l’argile, les ténèbres et les éléments les plus grossiers de ce monde. La quatrième des séphiroths, c’est le feu, qui est la partie subtile et transparente de l’eau, comme la terre en est la partie grossière et opaque. Avec le feu, Dieu a construit le trône de sa gloire, les roues célestes, c’est-à-dire les globes semés dans l’espace, les séraphins et les anges. Avec tous ces éléments réunis, il a construit son palais et son temple, qui n’est autre chose que l’univers. Enfin les quatre points cardinaux et les deux pôles nous représentent les six dernières séphiroths. Le monde, selon le Sepher iecirah, n’est point séparé de son principe, et les derniers degrés de la création forment un seul tout avec le premier. « La fin des séphiroths se lie. Dit-il, à leur principe, comme la flamme au tison : car le Seigneur est un, il n’y en a pas un second. Or, en présence de l’un, à quoi servent les nombres et les paroles?» Les séphiroths, telles qu’on les comprend ici, ne sont donc pas autre chose que les nombres considérés comme les formes générales de l’existence; mais là ne s’arrête pas le symbolisme du Sepher iecirah : supposant que le monde doit être l’image de la parole, par laquelle il a été formé, il veut nous montrer dans les éléments de la parole, dans les matériaux indispensables du discours, représentés par les vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu, les mêmes rapports, les mêmes harmonies et les mêmes contrastes qui marquent le plan de la création. Ces vingt-deux lettres, combinées avec les dix premiers nombres, forment les trente-deux voies merveilleuses de la sagesse par lesquelles, dit le texte, Dieu a fondé son nom. On se figure sans peine tout ce qu’il y a d’arbitraire dans une pareille conception; aussi ne voyons-nous aucun motif de nous y arrêter longtemps. Il nous suffira de remarquer que, dans cette dernière partie, la conclusion est la même que dans la première : c’est l’unité élevée au-dessus de tout et regardée à la fois comme la substance et la forme de choses; c’est Dieu considéré comme la source commune des nombres et des lettres, dont les uns nous représentent la nature des êtres, et les autres leur arrangement, leurs combinaisons et leurs rapports; c’est enfin le principe de l’émanation substitué ouvertement à celui de la création. Mais c’est dans le Zohar (ce mot signifie la lumière) que les kabbalistes ont déposé leurs plus secrètes pensées et développé toutes les conséquences de leur principe. C’est là que leur système se montre dans toute son audace et dans sa mystique originalité, soit qu’ils cherchent à définir la nature de Dieu, soit qu’ils nous expliquent l’origine et la formation du monde, soit qu’ils nous dévoilent les destinées de l’âme humaine : toutes les idées, en effet, que le Zohar nous présente confusément, en forme de commentaire sur les textes bibliques, peuvent se partager entre ces trois questions éternellement agitées et éternellement inépuisables. Nous commencerons par celle de la nature divine : car c’est de là que découle tout le reste. Nous sommes ici en Orient, où les règles de la méthode n’ont pas une grande autorité, et où l’on regarderait comme un blasphème de ne pas donner à Dieu le premier rang dans la pensée. L’Etre infini, tel que le conçoivent les auteurs du Zohar, ou pour lui conserver le nom qu’ils lui ont consacré dans leur langue, l’En-Soph, n’est pas le Dieu créateur de l’Ecriture sainte; ce n’est pas cet être entièrement distinct ou plutôt séparé du monde, à qui le monde n’est pas nécessaire et qui, avant qu’il existât, se suffisait à lui-même, plongé dans la contemplation de sa perfection ineffable : c’est la substance et, comme dirait Spinoza, la cause immanente, le principe à la fois passif et actif de tout ce qui est; ou plutôt lui seul il est véritablement dans l’éternité et dans l’immensité, dans le temps et dans l’espace; il n’y a qu’un seul être, qui est lui : car lui c’est tout, et ce que nous prenons pour des existences indépendantes ou tout au moins différentes les unes des autres, n’est que l’expression variée de son existence unique. Ce serait une erreur de croire qu’il n’est que la substance des êtres que nous connaissons ou qui existent actuellement; il embrasse aussi le possible, et même ce qui est au-dessus du possible, ce que notre raison ne saurait concevoir ; il dépasse de toutes les proportions de l’infini l’univers, qui est lui-même sans bornes. Mais avant d’avoir produit l’univers, ou, ce qui a le même sens dans ce système, avant d’avoir revêtu aucune forme et imposé aucune mesure à son infinitude, il était absolument ignoré de luimême et, à plus forte raison, des autres êtres, qui n’existaient pas encore; il n’avait ni sagesse, ni puissance, ni bonté, ni aucun autre attribut : car un attribut suppose une distinction et, par conséquent, une limite. « Il était alors, dit le texte, comme une mer : car les eaux de la mer sont par elles-mêmes sans limites et sans forme.» Dans cet état on l’appelle l’Ancien des anciens, le Mystère des mystères, l’Inconnu des inconnus. C’est le mysterium magnum des philosophes hermétiques et la racine ténébreuse, ou les ténèbres primitives de Jacob Boehm (voy. Ce nom). La première forme sous laquelle, en sortant de ces ténèbres, lΈn-Soph ou l’Être infini se manifeste à lui-même, c’est celle des dix séphiroths. Mais il ne faut pas confondre les séphiroths du Zohar avec celles du Sepher iecirah: cellesci, comme nous l’avons vu, ne s’appliquent qu’à l’univers déjà créé, laissant en dehors de leur sphère la cause ou la substance immuable de l’univers; celles-là, au contraire, servent d’intermédiaire entre l’Être infini et la création : elles nous montrent le principe absolu des choses bien avant que le monde soit formé, devenant par degrés l’essence divine, se donnant tous les attributs qui lui manquent, se rendant propre à l’œuvre qu’il doit accomplir plus tard, et prenant possession de lui-même dans l’éternité avant de se répandre au dehors, et de remplir de son éclat le temps et l’espace. On les a comparées à des vases de différentes formes ou à des verres nuancés de diverses couleurs. Quel que soit le vase qui la recueille, la substance absolue des choses demeure toujours la même, et la lumière divine, comme celle du soleil, ne change pas de nature avec le milieu qu’elle traverse. 11 faut seulement remarquer que ces vases et ces milieux n’ont aucune existence qui leur soit propre ; ils ne sont que les limites que le principe des êtres s’est imposées successivement pour donner un but et un plan à son activité, ou, si l’on peut s’exprimer ainsi, les différentes ombres dont la lumière divine a dû couvrir sa splendeur, afin de pouvoir se contempler elle-même et se laisser contempler. On conçoit, d’après cela, que les séphiroths aillent toujours en décroissant, c’està-dire que plus elles s’éloignent de leur source, plus elles perdent de leur éclat et de leur puissance. La première se nomme le diadème ou la couronne; elle nous représente, non plus ce tout sans forme et sans nom dont nous avons parlé précédemment, ou ce mystérieux inconnu qui a existé avant les choses, on pourrait dire avant Dieu lui-même, mais l’infini distingué du fini, l’être considéré en lui-même dans la plus entière concentration de ses attributs et de ses forces. Son nom, dans l’Écriture, signifie je suis, et le signe matériel qu’on lui a donné pour symbole, c’est le point ou le plus petit caractère de l’alphabet hébreu, la lettre iod. Cette concentration absolue de l’être en lui-même nous mettant dans l’impossibilité de rien discerner en lui, et de lui donner un attribut, une qualité plutôt qu’une autre, on l’appelle aussi le non-être. C’est avec ce non-être, et nullement avec le néant proprement dit, que le monde a été fait ; la Tête blanche et l’Ancien, dont il est si fréquemment question dans le Zohar (nous ne parlons plus ici de l’Ancien des anciens), sont la même forme de l’existence; ainsi nommée à cause du rang qu’elle occupe dans l’ensemble des manifestations divines. Du sein de cette unité indivisible sortent parallèlement deux autres séphiroths, dont l’une, représentée comme un principe actif ou masculin, reçoit le nom de sagesse; l’autre est un principe passif ou féminin, et s’appelle l’intelligence. Il s’agit ici de la raison éternelle ou du Verbe incréé et de la conscience qu’il a de lui-même, de la totalité des idées, sur le modèle desquelles le monde a été construit, ou, comme d’autres le croient, du sujet et de l’objet de la pensée se développant du sein de l’Être, où ils existent primitivement confondus. La sagesse est aussi nommée le Père, car elle a, dit-on, engendré toutes choses. L’intelligence, c’est la Mère, conformément à ces paroles de l’Écriture : « Tu appelleras l’intelligence du nom de Mère. » De leur éternelle et mystérieuse union sort un fils qui, prenant à la fois, selon les expressions du Zohar, les traits de son père et de sa mère, leur rend témoignage à tous deux ; ce fils, c’est la science, qu’il faut bien se garder de confondre avec la sagesse : la science ne possède pas une existence distincte et ne compte pas parmi les séphiroths; elle n’est qu’une image affaiblie où viennent se réfléchir les deux attributs précédents. Ces trois principes : l’être absolument un, la raison éternelle ou le Verbe, et la conscience que la raison a d’elle-même, forment dans le Zohar une trinité indivisible. On les représente sous la forme de trois têtes confondues en une seule, et on les compare au cerveau qui, sans perdre son unité, se partage en trois parties, et, au moyen de trente-deux paires de nerfs, se répand dans tout le corps. Quelquefois les trois termes, ou, si l’on veut, les trois personnes de cette trinité, figurent trois époques différentes dans le développement général des êtres, considéré comme identique au développement de la pensée; c’est, comme on peut se le rappeler, sur la même base qu’un des plus grands métaphysiciens de notre siècle a édifié son système. Nous n’accusons pas Hegel d’avoir cherché ses inspirations chez les docteurs juifs; nous voulons montrer seulement combien le champ de la métaphysique est borné, et à quel point l’esprit humain se ressemble. Lorsqu’on croit avoir atteint le plus haut degré d’originalité, il se trouve le plus souvent qu’on a revêtu d’une forme nouvelle une erreur ou une vérité déjà oubliée depuis des siècles. Les sept séphiroths dont il nous reste encore à parler se développent de la même manière que les précédentes. Du sein de l’intelligence sortent parallèlement deux nouveaux principes, l’un actif et l’autre passif, l’un masculin et l’autre féminin : c’est la grâce et la justice, ou la grandeur et la puissance, que l’on appelle les deux bras de Dieu ; avec le premier, il répand la vie; avec le second, il la retire ou la gouverne, et la modère. Mais ces deux attributs ne pouvant se passer l’un de l’autre, la justice appelant la grâce, et la grâce ou la bonté ne se concevant pas sans règle et sans justice, on les a réunis dans un centre commun qui est la beauté. La beauté est donc le résumé, la plus haute expression de tous les attributs moraux, ou l’harmonie du bien ; ces trois séphiroths forment, comme les précédentes, une trinité indivisible. II en est de même des trois suivantes que l’on nomme le triomphe, la gloire et le fondement. Par le triomphe et la gloire, il faut entendre l’extension ou la multiplication et la force, c’est-à-dire le principe de l’étendue et du nombre, et le principe de l’action; c’est la définition qu’en donne le Zohar lui-même, en ajoutant que de ces deux principes dérivent toutes les forces de la nature ; le fondement, c’est la réunion de toutes ces forces dans une seule, ou le principe générateur de l’univers : aussi lui a-t-on donné pour symbole l’organe de la génération. Quant à la dernière des séphiroths, elle exprime, non pas un attribut nouveau, mais l’harmonie qui existe entre les attributs précédents et leur domination absolue sur le monde ; son nom c’est la royauté. Ces dix séphiroths forment ensemble l’homme idéal ou céleste, le premier Adam (Adam Kadmon), le médiateur éternel entre Dieu et la création. Elles se divisent, comme on vient de le voir, on trois classes, dont chacune nous présente la Divinité sous un aspect différent, mais toujours sous la forme d’une trinité. Les trois premières sont purement intellectuelles ou métaphysiques : elles expriment l’identité absolue de l’existence et de la pensée; les trois suivantes ont un caractère moral : d’une part, elles nous montrent l’identité de la bonté et de la sagesse, c’est-à-dire du bien et du vrai; de l’autre, elles nous signalent le bien comme le principe et la source du beau; enfin, les trois dernières ont un caractère qu’on peut appeler physique; elles nous font concevoir l’infini tout à la fois comme la force motrice, le principe générateur et l’élément substantiel du monde. Ces trois ordres d’attributs ou ces trois trinités sont réunies à leur tour dans une trinité plus élevée : la couronne, c’est-à-dire l’être absolu ; la beauté, c’est-à-dire l’être idéal ; et la royauté, c’est-à-dire l’être se manifestant dans la nature. Voilà les trois personnes, ou, comme s’exprime le Zohar, les trois visages de cette trinité suprême. Le premier, c’est le long visage ou l’ancien des jours, le second c’est le roi, et le troisième la reine ou la matrone. Nous insistons sur ces noms et ces représentations symboliques, parce qu’ils sont nécessaires à l’intelligence des idées. Après avoir formé ses propres attributs, ou, pour parler plus exactement, après qu’il s’est engendré lui-même, Dieu procède de la même manière à la génération des autres êtres. En effet, malgré la distinction généralement admise par les kabbalistes entre le monde de l’émanation (olàm acilout), composé des seules séphiroths; le monde de la création (olàm beriah), formé par les âmes et les purs esprits; le monde de la formation (olàm iecirah), occupé par les corps célestes; et enfin ce monde purement terrestre, appelé aussi le monde de l’action (olàm assiah), il n’en est pas moins vrai que, dans leur croyance, tout sort également du sein de Dieu, tout participe également de son être, mais -à des degrés divers, selon la distance qui se trouve entre les effets et la cause. La matière est le dernier anneau de cette chaîne dont l’homme céleste, ou l’Adam Kadmon est le premier; elle marque la limite où disparaissent a nos yeux l’esprit, la vie et même l’existence : car. lorsqu’on veut la distinguer des forces qui la meuvent et des formes qu’elle emprunte à l’intelligence, elle s’échappe comme une ombre des mains qui cherchent à la saisir. Dans la plupart des systèmes de l’Orient, par exemple dans le gnosticisme, dans la philosophie d’Alexandrie, dans le mysticisme indien, la génération des êtres est regardée comme une déchéance, le monde comme une œuvre maudite, la vie comme un supplice auquel nous sommes attachés sans raison et sans but par le génie des ténèbres. Il n’en est pas de même dans la kabbale : identifiant d’une manière absolue l’être et la pensée, la sagesse et la puissance; donnant à Dieu la conscience de lui-même, et la jouissance de tous ses attributs au moment où, sous le nom d’Adam Kadmon, il entreprend de se faire connaître dans les régions du temps et de l’espace, les auteurs du Zohar ont dû nécessairement regarder le monde comme l’expression de la suprême raison, confondue elle-même avec la suprême bonté et le beau idéal. Aussi la création est-elle pour eux un acte d’amour, une bénédiction; ils considèrent comme un fait très-significatif que la lettre par laquelle Moïse a commencé le récit de la Genèse entre aussi la première dans le mot qui en hébreu signifie bénir. Rien, dans leur opinion, n’est absolument mauvais; rien n’est maudit pour toujours, pas même l’archange du mal. Il viendra un temps où Dieu lui rendra sa nature angélique et le nom qu’il portait autrefois dans le ciel. L’enfer aussi doit disparaître et se transformer en un lieu de délices : car, à la fin des temps, il n’y aura plus ni châtiments, ni épreuves, ni coupables; la vie sera une éternelle fête, un sabbat sans fin. La démonologie du Zohar, ou ce que les kabbalistes entendent par les démons et les anges, n’est qu’une personnification tout à fait réfléchie des forces de la nature et des différents degrés de vie et d’intelligence qu’elle renferme dans son sein. 11 ne faut pas croire, en effet, que les anges, qui jouent un si grand rôle dans leur système, soient pour eux ce qu’ils étaient dans la religion poétique du peuple ; ils les représentent, au contraire, comme des êtres bien inférieurs à l’homme, comme des messagers aveugles de la volonté divine, comme des forces qui se meuvent toujours dans la même direction. « Dieu, disent-ils, anima d’un esprit particulier chaque partie du firmament ; aussitôt toutes les armées célestes furent formées et se trouvèrent devant lui. » Le chef de cette milice invisible, c’est l’ange Métatrône, ainsi appelé parce qu’il se trouve immédiatement au-dessous du trône de Dieu ou du monde Beriah, habité par les purs esprits. Sa tâche, c’est de maintenir l’unité, l’harmonie et le mouvement de toutes les sphères. Il a sous ses ordres des myriades de sujets qu’on a divisés en dix catégories, en l’honneur des dix séphiroths; ces anges subalternes sont aux diverses parties de la nature, ce qu’est leur chef a la nature tout entière : ainsi l’un préside aux mouvements de la terre, l’autre à celui de la lune, ou de quelque autre planète ; celui-ci s’appelle l’ange du feu (Nouriel), celui-là l’ange de la lumière (Ouriel), etc.; quant aux démons, ils représentent les limites, ou, pour nous servir du terme consacré dans la kabbale, les enveloppes de l’existence, la décroissance successive de l’intelligence et de la vie. Ainsi que les anges, ils forment dix séphiroths, c’est-à-dire dix degrés où les ténèbres et le mal vont s’épaississant de plus en plus, comme dans les cercles infernaux du Dante. La partie la plus remarquable, peut-être, du système que nous exposons ici, c’est celle qui concerne l’âme humaine et l’homme tout entier. L’homme, selon la kabbale, est à la fois le résumé et l’œuvre la plus accomplie de la création : par son âme. Qui est le fond de son être, il est l’image de l’homme céleste, et participe, dans une mesure déterminée, à tous les attributs divins; par son corps il représente en petit l’univers et mérite le nom de microcosme : de là les rapports étranges, les mystiques correspondances que les auteurs du Zohar cherchent à établir entre les différentes parties de notre organisation et celles du monde extérieur ; mais ce qui doit surtout nous intéresser, c’est leur théorie psychologique et morale. Image de la trinité divine, l’homme spirituel est formé aussi par la réunion de trois principes: 1° d’un esprit, auquel se rapportent nos facultés les plus élevées, foyer de la vie intellectuelle et contemplative; 2° d’une âme, siège de la volonté et du sentiment, du vice et de la vertu, en un mot de tous les attributs et de toutes les facultés qui constituent la vie morale; 3° d’un esprit plus grossier, immédiatement en contact avec le corps, principe des instincts, des sensations, des fonctions qui appartiennent à la vie animale. Ces trois principes ont beaucoup d’analogie avec les trois parties que Platon et Pythagore ont reconnues dans l’âme humaine. Ils ne doivent pas être pris pour de simples facultés qui dérivent simultanément d’une commune substance et ne peuvent pas s’exercer l’une sans l’autre : ils forment véritablement trois natures différentes, trois personnes, si l’on n’aime pas mieux dire trois âmes associées à une même destinée et unies avec des rangs inégaux dans une même conscience. Directement émané de Dieu sans la participation d’aucune puissance intermédiaire, l’esprit a son origine dans le Verbe, dans l’éternelle sagesse, appelée aussi l’Éden céleste ; l’âme proprement dite, dans la beauté, qui réunit en elle la miséricorde et la justice ; enfin le principe de la vie animale, dans les attributs inférieurs rassemblés sous le nom de royauté. Outre ces trois éléments, le Zohar en reconnaît encore un autre d’une nature tout à fait extraordinaire : c’est la forme extérieure de l’homme conçue comme une existence à part et antérieure à celle du corps, en un mot l’idée du corps, mais avec les traits individuels qui distinguent chacun de nous : c’est cette même image que nous voyons si fréquemment mentionnée dans le Zend-Avesta, sous le nom de Ferouer; enfin, sous le nom d’esprit vital, quelques-uns ont introduit dans la psychologie kabbalistique un cinquième principe, dont le siége est dans le coeur, qui préside à la combinaison et à l’organisation des éléments matériels, et qui se distingue entièrement du principe de la vie animale, comme chez Aristote l’âme végétative ou nutritive se distingue de l’âme sensitive. Ce n’est pas seulement par leur psychologie, mais par leur système tout entier que les auteurs du Zohar nous rappellent souvent la philosophie de Platon. En ramenant l’essence des choses à celle de la pensée, ils sont nécessairement arrivés à la théorie des idées ; et la théorie des idées les a conduits à son tour au dogme de la préexistence et de la réminiscence. Voici ces deux opinions très-nettement exprimées en quelques mots : « De même que, avant la création, tous les êtres étaient présents à la pensée divine, sous les formes qui leur sont propres, de même toutes les âmes humaines, avant de descendre dans ce monde, existaient devant Dieu dans le ciel sous la forme qu’elles ont conservée ici-bas, et tout ce qu’elles apprennent sur la terre, elles le savaient avant d’y arriver. » Malgré le panthéisme idéaliste qui fait le fond de leur cosmogonie et de leur théologie, les auteurs du Zohar admettent la liberté humaine, mais comme un mystère inexplicable ; et c’est pour concilier ce mystère avec la destinée inévitable des âmes, qu’ils adoptent, en l’ennoblissant, le dogme de la métempsycose. Ils veulent laisser à l’homme, avant de le faire rentrer dans sa source divine, le temps de développer toutes les perfections dont il porte en lui le germe indestructible ; ils veulent qu’il puisse acquérir par une suite d’épreuves la conscience de luimême et de son origine : s’il n’a pas obtenu ce résultat dans une première vie, il en commencera une autre, et après celle-ci une troisième, en passant toujours dans une condition nouvelle où il dépend absolument de lui d’acquérir les vertus qui lui manquent. Le retour de l’âme dans le sein de Dieu est en même temps le but et la fin de toutes ces épreuves; mais ce résultat, plein de jouissances ineffables pour le Créateur aussi bien que pour la créature, peut commencer avant la mort : il suffit pour cela d’aimer Dieu d’un amour désintéressé, sans aucun mélange du sentiment servile de la crainte, et de chercher à le connaître à la lumière directe de l’intuition plutôt que par le raisonnement. Au moyen de l’intuition et de l’amour, l’âme se dépouille du sentiment de son existence et se confond, ou plutôt se transforme dans son principe, au point de n’avoir plus d’autre pensée ni d’autre volonté que la pensée et la volonté de Dieu.
Dernière mise à jour:2009-04-03 00:50:36 |