On conçoit que la distinction renfermée dans ces termes se soit présentée à l'esprit humain dès les premiers pas qu'il a faits dans la logique, dès qu'il a commencé à réfléchir sur lui-même, et à chercher dans sa propre conscience les moyens de discerner l'erreur d'avec la vérité. Elle apporta nécessairement avec elle un doute terrible, une question de vie et de mort pour la pensée humaine : les objets que nous croyons connaître, esprits ou corps, êtres ou qualités, substances ou rapports, existent-ils véritablement, et si ils existent sont-ils conformes aux idées qui nous les représentent et aux jugements que nous en portons d'après les lois de notre intelligence? Ce problème se trouve déjà, non pas discuté, mais agité ou du moins formellement énoncé par les sophistes. Protagoras enseigne que l'homme est la mesure de toutes choses, c'est-à-dire que nous ne savons pas ce que sont les choses en elles-mêmes, que nous ne les jugeons que par rapport à nous ou d'après les sensations qu'elles nous font éprouver. La même idée était exprimée par Gorgias sous une autre forme. L'être, disait-il, ou la vérité est inaccessible à notre pensée : car, s'il en était autrement, la pensée devrait être semblable à l'être, ou plutôt elle serait l'être lui-même. Mais si la pensée et l'être sont confondus, toute pensée est vraie ; il n'y a pas de différence entre la vérité et l'erreur : s'ils sont séparés, aucune pensée n'est vraie; car aucune ne ressemble à ce qui est. L'abîme que les sophistes cherchaient à creuser, dans l'intérêt de l'art, entre les deux termes de la connaissance, a été fermé pour un moment par l'idéalisme de Platon et le dogmatisme d'Aristote; mais il a été rouvert par le scepticisme Ænésidème et de la nouvelle Académie. On sait qu'Ænésidème, attaquant le principe de causalité dix-huit siècles avant Hume et avant Kant, par les arguments réunis de ces deux philosophes, arrive à cette conclusion : que la relation de cause à effet n'est qu'une simple condition de notre intelligence, une simple loi de notre esprit; qu'elle n'existe pas dans la nature des choses. Arcésilas et Carnéade soutenaient contre les stoïciens, que nous n'avons aucun moyen de distinguer entre la représentation vraie et la représentation fausse, c'est-à-dire celle qui répond exactement à la nature des êtres et celle qui est dans notre esprit seulement. Mais si la distinction du subjectif et de l'objectif, avec les doutes qu'elle a provoqués sur la légitimité de nos connaissances, se montre déjà dès la plus haute antiquité philosophique, il n'en est pas de même des termes dans lesquels elle est exprimée. Le mot que nous traduisons par sujet (υποχειμÝνoν) n'avait point pour les philosophes grecs, ou du moins pour Aristote qui l'a employé le premier, le même sens que pour nous. Il signifiait la substance entièrement passive et inerte, le substratum indéterminé auquel la forme vient s'appliquer comme le cachet s'imprime dans la cire. Le sujet par excellence, le sujet pur de toute forme et de toute qualité, c'était la matière première ou la simple possibilité d'être. Quant aux deux éléments indispensables de la connaissance, ils étaient appelés bien plus justement, selon le point de vue où l'on se plaçait, l'intelligence (νους) et l'intelligible (νοητoς), ou la sensation (αßσθησις) et le sensible (αßσθητüν). Il faut aller jusqu'à la scolastique pour trouver les mots sujet et objet, subjectif et objectif, employés comme des termes d'un même rapport. Mais, au lieu du sens métaphysique, absolu, que nous y attachons aujourd'hui, celui de la pensée et de la réalité, ils n'avaient qu'un sens logique ou purement relatif. Ainsi l'âme, en tant qu'elle pense, était considérée comme sujet; en tant qu'elle est pensée ou se soumet à ses propres investigations, elle était considérée comme objet. Personne ne songeait à la diviser d'avec elle-même. Quant à la manière dont l'âme représente les autres êtres, cette difficulté était résolue par l'hypothèse des espèces intentionnelles et des entités intermédiaires, sensibles ou intelligibles. Voy. Espèces.
Dernière mise à jour:2009-07-05 03:19:57 |