On peut résumer le quiétisme de Fénelon en l'extrayant de son livre des Maximes des saints, condamné par Innocent XII, de la manière suivante : « 1° Il est dans cette vie un état de perfection dans lequel le désir de la récompense et la crainte des peines n'ont plus lieu; » « 2° Il est des âmes tellement embrasées de l'amour de Dieu, et tellement résignées à la volonté de Dieu, que si, dans un état de tentation, elles venaient à croire que Dieu les a condamnées à la peine éternelle, elles feraient le sacrifice absolu de leur salut. » (Vie de Fénelon, par M. le cardinal de Bausset, t. I, p. 268.) Mme Guyon allait plus loin: elle croyait avoir trouvé une méthode sûre, « par laquelle on pouvait conduire les âmes les plus communes à cet état de perfection où un acte continuel et immuable de contemplation et d'amour les dispensait pour toujours de tous les autres actes de religion, ainsi que des pratiques de piété les plus indispensables selon la doctrine de l'Église catholique.» (Ubi supra.) Ces pieuses exagérations, ces aberrations, si l'on veut, de l'amour mystique, avaient-elles assez d'importance pour qu'elles dussent agiter la cour de Louis XIV, faire jeter en prison Mme Guyon, élever entre les deux prélats les plus illustres de cette époque une lutte qui ne fut pas toujours exempte d'aigreur, et ou l'un d'eux oublia plus d'une fois les devoirs de la charité?... Nous ne le pensons pas. S'il est facile d'apercevoir dans cette doctrine certaines conséquences dangereuses, qui se sont explicitement produites dans les ouvrages de Molinos, ces conséquences n'entrent pas nécessairement dans la pratique de la vie et appartiennent plutôt à la nature vicieuse de l'individu qui s'y abandonne, qu'aux principes mêmes : elles n'étaient surtout point à craindre dans Mme Guyon, dont la vie a été reconnue pure par ses adversaires comme par ses amis. Mme Guyon croyait pouvoir conduire indistinctement toutes les âmes à la contemplation la plus sublime : elle se trompait sans doute; mais plusieurs saints, plusieurs chefs d'ordre n'avaient-ils pas eu, avec l'approbation de l'Église, des prétentions à peu près analogues ? Fénelon effaçait la crainte des peines de l'état de perfection ;... mais l'Évangile, les Pères, les écrivains mystiques les plus accrédités n'ont-ils pas professe la même doctrine? Et quant au sacrifice absolu du salut, la contradiction qui ressort des termes mêmes de cette singulière affirmation ne prouve-t-elle pas suffisamment que c'est là une de ces expressions exagérées, de ces poétiques hyperboles dont on pourrait signaler encore d'autres exemples dans le langage des écrivains ecclésiastiques, et qui ne sauraient être prises à la lettre ? Quoi qu'il en soit, Mme Guyon, devenue veuve à vingt-huit ans, avait vu ses dispositions pieuses approuvées par l'évêque de Genève et secondées par le P. Lacombe, barnabite, qui fut plus tard entraîné dans sa disgrâce et enfermé a la Bastille par les ordres de M. de Harlay, archevêque de Paris. Mme Guyon n'échappa point elle-même à la captivité l'année suivante, 1688, et fut enfermée aux religieuses de Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine. Mais M. de Harlay, n'ayant rien trouvé dans la procédure de son officiai qui inculpât sérieusement Mme Guyon, et sollicité d'ailleurs par Mme de Maintenon, exigea d'elle une soumission conforme à ses déclarations, et lui rendit la liberté. Ce fut à cette époque de sa vie que la reconnaissance conduisit Mme Guyon aux pieds de Mme de Maintenon, et que le hasard lui fit connaître Fénelon à Saint-Cyr. Elle jouit alors de l'estime et de l'affection de ces deux personnes, dont la seconde seule devait lui rester fidèle. En effet, sous l'influence des conseils prudents de l'abbé Godet Desmarêts, évêque de Chartres, son directeur, Mme de Maintenon ne tarda pas d'abord à se refroidir pour Mme Guyon, bientôt à l'abandonner tout à fait. Son bon sens n'eut pas de peine à lui persuader qu'elle ne pouvait maintenir la règle pour les dames de Saint-Cyr, en leur prêchant la liberté des enfants de Dieu, attendu, dit-elle dans une de ses lettres, que « beaucoup se servent de cette liberté pour ne s'assujettir à rien ». C'est là, en effet, qu'est le danger de ces doctrines. Bossuet ne tarda pas à intervenir dans cette curieuse controverse, et l'on doit reconnaître qu'il se conduisit prudemment, chrétiennement dans ses premiers rapports avec Mme Guyon, qu'il lui montra une bienveillance toute paternelle et ne lui épargna pas les plus sages conseils; mais l'esprit inquiet de cette femme exaltée ne lui permit point de les suivre. Blessée des bruits injurieux qui venaient la troubler dans sa solitude, elle demanda des juges de ses mœurs et de sa doctrine. On lui désigna pour commissaires Bossuet, M. de Noailles, évêque de Châlons-sur-Marne, M. Tronson, supérieur de Saint-Sulpice. Ils tinrent leurs conférences à Issy, pendant que Mme Guyon vivait retirée dans le couvent de la Visitation de Meaux. Nous n'entrerons point dans le détail des conférences d'Issy ; nous les résumerons seulement, après avoir fait remarquer quelle place tint une question de spiritualité, à une époque (1695) où le goût des grandeurs humaines et des gloires périssables animait encore la cour de Louis XIV et ce prince lui-même. Les ouvrages de Mme Guyon tendaient à faire croire que l'âme pouvait se trouver dans un état tel, qu'absorbée dans l'amour de Dieu, elle ne vivait plus de sa vie propre, et ne voulait plus que par la volonté divine. Ces principes, qui s'étaient montrés tels dans les ouvrages de Molinos qu'on pouvait en tirer des conséquences funestes, furent réfutés avec soin par les prélats, et ils y opposèrent une déclaration en trente-quatre articles, dans laquelle ils rendirent à l'âme sa spontanéité propre, la responsabilité de ses actes, et l'obligation d'accomplir explicitement les devoirs que l'Eglise impose à ses enfants. Après une controverse animée entre Bossuet et Fénelon, le livre des Maximes des saints, composé par l'archevêque de Cambrai pour rendre compte au public de sa doctrine sur les matières contestées, ayant été condamné par un bref d'Innocent XII, en 1699, Fénelon prit le parti de se soumettre. Personne n'ignore que les esprits les plus disposés à la vie mystique, dans les premiers siècles de l'Église, rattachèrent leur doctrine à saint Jean, opposant ces mouvements d'amour exalté à la vie active et militante dont ils voyaient dans saint Pierre le symbole et le premier apôtre. Il n'était donc pas possible qu'un jour ou l'autre, sur tel ou tel point, le quiétisme n'apparût pas dans la société chrétienne avec le cortège de ses sentiments désintéressés et les dangers de ses excès. Si ce fut à la fin du xviie siècle qu'il atteignit son plus haut développement, il n'en était pas moins déjà en germe dans les pratiques de quelques hérétiques, et dans les ouvrages de plusieurs écrivains orthodoxes, dans les écrits de Tauler, par exemple, de sainte Thérèse, de saint Jean de la Croix, de saint François de Sales ; et le livre des Maximes des saints, composé par Fénelon dans le but méconnu de réprimer tous les excès, témoigne que lorsque cette doctrine attira sur lui la persécution, elle n'était pas nouvelle. Un fait digne de remarque, et qui prouve que la doctrine du quiétisme n'est pas uniquement chrétienne, et qu'avant tout elle se rattache à une origine orientale, c'est qu'elle est presque inconnue, du moins avec son caractère exclusif, aux premiers siècles de l'Église, tandis que, dès le troisième, elle s'exprime de la manière la plus précise dans l'école d'Alexandrie : « L'âme, dit Plotin. en arrivant à Dieu, fait comme le visiteur qui, après avoir considéré les ornements d'une maison, ne la regarde plus dès qu'il en aperçoit le maître. Ici le maître n'est pas un homme, mais un dieu; et ce dieu ne se contente pas d'apparaître au spectateur, il le pénètre et le remplit tout entier. Le bien n'est pas, comme la beauté, comme l'intelligence, un objet de contemplation, mais d'amour. L'âme, tout entière à cet amour, se dépouille de toute forme, même intelligible ; car toute forme est un obstacle qu'il lui faut écarter, si elle veut enfin se trouver en présence du bien, seul à seul avec lui. C'est donc dans ce recueillement absolu qu'elle voit tout à coup en elle-même paraître le dieu ; elle le voit face à face, elle ne fait plus qu'un avec lui. Telle est l'intimité de cette union, que l'âme ne se sent plus distincte de l'objet de son amour : car c'est le propre de l'amour de fondre en une seule et même nature celui qui aime et celui qui est aimé. Elle ne sent plus son corps, ni qu'elle est dans un corps ; elle ne s'affirme plus comme vicante, comme humaine, comme essence pure ; elle perd jusqu'à la conscience. En cet état, l'illusion n'est plus possible, car il n'y a rien de plus vrai que la vérité même. L'âme est tout ce qu'elle dit, elle l'est même avant de le dire ; elle le témoigne, non par la parole, mais par un sentiment muet et infaillible d'ineffable félicité. » (Vacherot, Histoire critique de l'école d'Alexandrie, t. I, p. 584.) Ce résumé, composé de phrases extraites de la sixième Ennéade de Plotin, exprime le fond même du quiétisme. Nous en trouverions facilement la confirmation dans les autres philosophes de l'école d'Alexandrie, disciples et successeurs de Plotin, Porphyre, Jamblique et Proclus. Nous en pourrions même suivre ta trace, jamais aussi claire il est vrai, réelle cependant, à travers les aberrations théologiques de quelques esprits aventureux du moyen âge, et dans quelques-uns des systèmes philosophiques qui se sont succédé jusqu'à nos jours. On peut dire d'une manière générale que le quiétisme se trouve au fond de tout système qui incline fortement au panthéisme. Les dangers du quiétisme sont-ils aussi réels qu'on l'a dit ? Que les conséquences exprimées dans la condamnation de Molinos et dans celle de Mme Guyon soient, en réalité, parmi celles qu'on peut légitimement tirer du quiétisme, c'est ce dont on ne saurait douter ; que ces conséquences favorisent les illusions et les écarts des sens, cela n'est pas moins certain ; mais de ces conséquences, simplement possibles, est-il nécessaire de conclure que les personnes arrivées en effet à ce degré de spiritualité et d'abnégation, ou exaltées jusqu'à s'y croire parvenues, céderont inévitablement à ces appétits grossiers, à ces désirs voluptueux, et ne trouveront pas, dans la situation même de leur esprit et de leur cœur, des motifs d'agir plus élevés que les motifs vulgaires et des raisons de se respecter elles-mêmes? c'est ce qu'il est impossible de soutenir. On voit tous les jours des hommes qui valent mieux que leurs doctrines, et dont les heureux instincts n'ont point de peine à les soustraire à des passions que leur esprit ne désapprouve pas assez. A plus forte raison doit-il en être ainsi lorsqu'une doctrine, élevée et pure en elle-même, suppose dans l'âme qui l'accepte des sentiments incompatibles avec la pratique du mal. Sans doute, l'homme qui ne craint point la justice de Dieu a un motif de moins de résister aux entraînements coupables ; mais si cette crainte n'existe pas, précisément par l'exagération qu'a prise en lui l'amour du bien, cette exagération même écarte plus puissamment de lui les mauvais désirs et les actes coupables. L'extrême délicatesse de ces âmes, qui leur inspire une sorte d'indifférence pour tout ce qui n'est pas de l'ordre le plus élevé, comporte pour le mal une aversion bien plus rassurante que les résolutions les plus courageuses et les terreurs les plus salutaires. Le danger est surtout pour celui qui emprunte à la doctrine du quiétisme ce qui peut favoriser ses passions sans s'être élevé dans la région où l'on supposait qu'elles n'existent plus. Mais alors ce n'est pas le quiétisme qui serait dangereux, c'est le mélange coupable d'une doctrine élevée avec de grossiers instincts. Disons, en nous résumant, que le quiétisme est moins une doctrine qu'un état de certaines âmes auquel doit se mêler facilement l'erreur, et qui, par cela même qu'il échappe à la raison, est difficile à contenir dans de justes bornes.
Dernière mise à jour:2009-07-04 12:19:04 |